Kant : critique du cogito cartésien

Emmanuel Kant
Emmanuel Kant

Deux questions majeures vont nous permettre de mettre en lumière la tension chez Kant vis-à-vis de l’héritage cartésien. Tout d’abord, pourquoi l’exposé de l’entreprise Critique de Kant doit-il passer par la critique de la métaphysique classique dont Descartes est sans conteste le meilleur représentant ? Dans un deuxième temps, en quoi la référence à Descartes est-elle décisive dans la constitution de la philosophie transcendantale en tant que telle ? En effet, Kant est doublement redevable de Descartes. Il est le digne héritier de l’ego cogito bien qu’il souligne la nécessité d’un remaniement. Il voit également en Descartes un interlocuteur indispensable dans l’horizon de fondation d’une nouvelle philosophie.

Cependant, quand Kant convoque Descartes, c’est exclusivement pour le critiquer. Un problème mérite toutefois d’être pointé, Kant ne fait pas référence directe à Descartes, il ne le cite pas dans le texte. Kant lit Descartes à travers le prisme de l’interprétation Leibnizo-wolffienne, comme le souligne Philonenko dans L’Œuvre de Kant I : « Ne regardait Descartes qu’à travers Leibniz corrigé par Wolff ». C’est donc un Descartes radicalisé et formaté sur lequel se penche Kant. Pour Descartes, le cogito est le premier principe indubitable, point de départ de toute connaissance. Aux yeux de Kant, ce premier principe est-il tout à fait légitime ? Quelle critique Kant adresse-t-il à Descartes et quels en sont les enjeux ? Dans les Paralogismes, Kant refuse le caractère substantiel de l’âme, il considère aussi que l’existence du cogito est fondée sur une confusion entre la pensée et l’être.

Nous traiterons en premier lieu, du statut du dialogue avec Descartes dans la Critique de la raison pure, en montrant en quoi Descartes est le tenant par excellence du dogmatisme, affirmation qui devra être tempérée de par le statut qui lui est accordé, à savoir celui de l’idéalisme problématique. Puis, nous dirons en quoi la réfutation de Descartes est décisive dans le cadre plus général d’une critique de la psychologie rationnelle, mais aussi en tant que condition nécessaire de la cohérence de l’idéalisme transcendantal. Dans un deuxième temps, nous mettrons en lumière la transition opérée par Kant de l’ego cogito au Je transcendantal, puis nous aborderons la critique kantienne du cogito en elle-même à travers la figure du paralogisme et le problème centrale de la substantialité. Finalement, nous évaluerons la critique kantienne du cogito en effectuant un retour à Descartes grâce à la lecture de Jean-Luc Marion.

La Critique de la raison pure n’est pas le premier ouvrage qui propose une critique de Descartes. En effet, la première attaque de Kant envers Descartes se trouve dans L’Unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu (1763). Kant s’applique à montrer les limites de la preuve ontologique. Une autre critique est formulée dans Du premier fondement de la différenciation des régions dans l’espace (1768), Kant, influencé par Newton, reproche à Descartes d’avoir réduit la dynamique à la géométrie.

Kant ne fait jamais de référence explicite à Descartes, il ne le cite pas précisément. Il se limite à une évocation de certains topoï de la doctrine cartésienne afin de le faire entrée dans la case « métaphysicien classique dogmatique ». La Critique de la raison pure se veut être le dépassement des deux positions traditionnelles de la métaphysique, le dogmatisme et le scepticisme, responsables depuis des siècles du fameux « champ de bataille » dont Descartes est incontestablement un des acteurs majeurs.

C’est dans une logique de refondation du sujet connaissant que va s’inscrire la critique kantienne du cogito cartésien. Aux yeux de Kant, le fondement même de la philosophie de Descartes repose sur une construction dogmatique. Il s’agit donc de montrer en quoi le principe suprême de la pensée de Descartes est problématique et de mettre en lumière un vice de procédure. En effet, l’affirmation de l’ego cogito, aussi bien dans le Discours de la méthode sous la forme du « cogito, ergo sum » et le « ego sum, ego existo » des Méditations métaphysiques cache une erreur logique, c’est à dire inférer du seul concept, de la seule pensée, l’existence réelle du sujet pensant.

Si la critique kantienne est sans appel, il faut tout de même noter un héritage incontestable dans l’entreprise philosophique générale et dans la méthode. Les deux penseurs exigent une forme de purification de la connaissance, mais affirment également une volonté de scientificité et de systématicité. Même si l’établissement du cogito cartésien est problématique, il raisonne avec force dans la cathédrale philosophique de Kant. La Critique de la raison pure ne peut se déployer qu’avec cette unité de la conscience de soi et du fondement de la connaissance. Condition de possibilité de la connaissance et sujet transcendantal sont indissociables. C’est cette unité épistémologico-égologique que Descartes avait déjà vu et dont Kant se sert tout en la critiquant.

Dans le chapitre de la Critique de la raison pure consacré à la réfutation de l’idéalisme, Kant catalogue la pensée de Descartes comme un idéalisme problématique, statut singulier qui contraste avec la mention attribuée à Berkeley et son idéalisme dogmatique. « Reste que la proposition : Je pense, n’est prise ici que dans un sens problématique, non pas du tout dans la perspective où elle pourrait contenir une perception d’une existence (le cogito, ergo sum de Descartes), mais eu égard à sa simple possibilité, pour voir quelles propriétés peuvent découler de cette si simple proposition en ce qui concerne son sujet (qu’il existe ou non). »

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René Descartes

Pourquoi l’idéalisme de Descartes est-il dit problématique ? Philonenko nous donne un élément de réponse : « L’on peut bien dire, pour résumer, que le « Je suis » entend que donné de fait, est en réalité non pas un savoir, mais seulement un problème, problème que la connaissance devra résoudre par la détermination. » Kant, quant à lui, nous explique : « L’idéalisme problématique […] l’impuissance à démontrer par expérience immédiate une existence en dehors de la notre […] » C’est parce que l’idéalisme problématique de Descartes aboutit au fameux « scandale de la philosophie » qu’il est nommé ainsi. Si la méthode de Descartes est louée par Kant « une manière de penser profonde et philosophique » , son résultat est inacceptable. La preuve de l’existence des choses extérieures proposées par Descartes est insuffisante pour Kant car issue du cogito, principe fondé au-delà de toute expérience. La critique kantienne du cogito cartésien se veut exemplaire, car réfuter Descartes, c’est réfuter toutes les autres tentatives de dogmatismes et d’illusions transcendantales. De plus, la réussite de la réfutation du Je pense substantiel garantit le succès de l’entreprise critique. Son échec entraînerait en revanche l’effondrement de tout l’édifice : « Et, en effet, si cette démonstration pouvait être donnée, la Critique de la raison pure serait renversée. En premier lieu on devrait abandonner la thèse de l’Esthétique transcendantale affirmant que la nature des objets en eux-mêmes […] abstraction faite de toute cette réceptivité de notre sensibilité […] nous demeure tout à fait inconnue. En second lieu le résultat de la Déduction transcendantale qui consistait à faire comprendre le « rapport de l’entendement à la sensibilité et, au moyen de celle-ci, à tous les objets de l’expérience » serait annulé. De même en troisième lieu il faudrait rejeter les conclusions de l’Analytique des principes montrant que « la possibilité de l’expérience est ce qui donne une réalité objective à toutes nos connaissances a priori. » »

Réfuter Descartes c’est également pointer les dérives de la psychologie rationnelle : « Je pense : tel est donc le texte unique de la psychologie rationnelle, à partir duquel elle doit développer toute sa science. » Kant dénonce quatre conclusions qui témoignent de l’usage illégitime de la raison : la substantialité, la simplicité, l’identité et le rapport avec les choses du monde sont attribués à l’âme à partir d’une méthode rationnelle trompeuse. Prenons l’exemple de la simplicité, cher à Kant. Il n’est pas légitime d’inférer de la simplicité logique, une simplicité réelle. Kant voit dans le paralogisme de la simplicité une tautologie masquée. Loin de posséder la force et la fécondité du jugement synthétique a priori, la proposition « je suis simple » issue du Je prend la forme du jugement analytique, ce qui implique que le prédicat soit contenu dans la définition du sujet. Kant arriverait à cette conclusion : « Toutes les propositions de la psychologie rationnelle sont exactes, dès lors que, réduisant leur prétention à fournir des connaissances synthétiques a priori d’objets, on les ramène à n’être que de simples tautologies, développant la formule initiale : Je suis Je! » De plus, pour Kant, l’ego du cogito est soumis à l’empirie, postulat qui rompt complètement avec les prétentions de la psychologie rationnelle. Pour Kant, l’existence du Je (sous la forme du moi empirique) ne se révèle que dans le temps, forme a priori de la sensibilité. En aucune manière, les considération sur l’ego ne nous permettent d’accéder à un en soi.

Certes, « il ne faut pas réduire la critique du cogito aux paralogismes […] » , mais c’est dans ce célèbre chapitre de la première Critique que réside l’essentiel de la réfutation du cogito cartésien. « Le paralogisme logique consiste dans la fausseté formelle d’un raisonnement, quel qu’en puisse être par ailleurs le contenu. Un paralogisme transcendantal, en revanche, possède un fondement transcendantal qui incite à produire des conclusions formellement fausses. » C’est le premier type de paralogisme qui concerne Descartes. Kant accuse donc explicitement celui-ci de se fourvoyer dans le raisonnement. L’erreur de Descartes est d’ordre logique et provient d’une confusion. Descartes aurait outrepassé la légitimité de son entreprise initiale en conférant au cogito une prétention à l’absolu, en délaissant l’instance légitimante qu’est l’expérience possible : « Je, en tant qu’être pensant, désigne déjà l’objet de la psychologie, qui peut être appelée la doctrine rationnelle de l’âme lorsque je ne désire rien savoir de plus sur l’âme, que ce qui, indépendamment de toute expérience (qui me détermine plus précisément et in concreto), peut être conclu à partir de ce concept Je, en tant qu’il survient dans toute pensée. »

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La Critique de la raison pure

Aux yeux de Kant, si mon ambition et d’établir une psychologie rationnelle, une doctrine scientifique de l’âme, je dois me cantonner au domaine de l’expérience possible. Ce que je peux savoir de l’âme, je le sais proportionnellement à ma manière de connaître qui est fondamentalement finie. La permanence de l’âme voit son cadre limité à la vie. Je ne peux rien dire de la permanence de l’âme après la mort. Je ne peux donc jamais affirmer l’immortalité de l’âme car c’est une expérience impossible. Le moi absolu de Descartes va prendre une forme nouvelle chez Kant : « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations; car sinon quelque chose serait représenté en moi, qui ne pourrait absolument pas être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait soit impossible, soit du moins ne serait rien pour moi. »

L’ego de Descartes va devenir sujet transcendantal, condition de possibilité a priori de la synthèse du divers sensible. L’énoncé même du cogito délimite deux pistes dans la réflexion kantienne. En premier lieu, le « ego cogito » soulève la question du « je pense » et est le point de départ de la théorie de la connaissance chez Kant. Deuxièmement, le « sum » est le moment critique, suppression de cette prétention à faire du moi une substance.

Chez Kant, le « je pense » de Descartes est réutilisé après purification. Il occupe dans la Critique de la raison pure une place centrale. Cette refondation du « je pense » est liée à la volonté de repenser les conditions de l’objectivité. La question « Qu’est-ce qu’un objet ? » ne peut être tranchée qu’en répondant en même temps à la question « Qu’est-ce que le sujet ? ». Cette interrogation sera thématisée dans la Critique de la raison pure par les conditions de possibilité de l’expérience possible et la fameuse question kantienne : « Que puis-je savoir ? ».

Ce que je peux savoir est lié à la nature même du sujet pensant. La finitude inhérente à la pensée de l’homme aboutit à une délimitation du domaine de la connaissance. Je connais proportionnellement à mon pouvoir de connaître. L’esprit de l’homme étant fini, sa connaissance le sera tout autant. Constat déjà présent chez Descartes à la tout fin des Méditations : « et enfin, il faut reconnaître l’infirmité et la faiblesse de notre nature. » Le problème du cogito cartésien est donc réorienté vers celui de la subjectivité transcendantale. En quoi le « je pense » est-il constitutif de l’expérience possible ? « Comment des conditions subjectives de la pensée peuvent-elles avoir une valeur objective, c’est-à-dire fournir les conditions de possibilités de toute connaissance des objets ? » La critique kantienne du cogito est bien plus qu’une relecture transcendantale de ce que peut être le moi, c’est avant tout une mise en garde définitive contre les écueils possibles d’un usage excessif de la raison, « délirante passion ». « Le cogito cartésien est le texte de l’extension abusive de la raison spéculative […] »

Il y a, dans la fondation même de la métaphysique de Descartes, un outrepassement de la sphère légitime de la raison. Il y a chez Kant un double refus. Premièrement, l’opération qui consiste à inférer du seul concept l’existence est une erreur logique qui confond deux domaines hétérogènes. Deuxièmement, l’homme de par sa nature finie ne peut accéder à un quelconque en soi.

Kant parvient à cette purification en mettant en lumière les failles du raisonnement cartésien. « En effet, l’erreur centrale est l’hypostase, à savoir conclure du seul concept à une réalité, « injecter » de l’être. » Descartes aurait confondu deux domaines hétérogènes, aurait effectué un saut illégitime de la pensée à l’être. Pour Kant, l’assimilation d’une chose et d’une pensée est une démarche philosophiquement irrecevable. En effet, « Rien ne permet d’affirmer que l’ordre des concepts s’identifie à celui des existants. » Le cogito de Descartes voit son existence indubitable reléguée au rang d’illusion. La pensée de moi pensant ne me permet pas de trancher de l’existence réelle du moi. « La substance va dès lors cesser d’indiquer l’Etre pour devenir une simple liaison, une fonction de la pensée. Tandis que chez Descartes la substance indique la séparation entre l’Etre et l‘objet et par là même entre la philosophie et la science, elle devient chez Kant un simple principe de détermination des phénomènes.» Aux yeux de Kant, le cogito cartésien doit être purifié de toute substantialisation illégitime.

Le moment précis de la critique kantienne du cogito dans la Critique de la raison pure correspond au livre II de la Dialectique transcendantale, les paralogismes de la Raison pure. Aux yeux de Kant, le paralogisme est « un raisonnement vicieux » qui « entraîne une illusion inévitable ». Il s’agit donc de faire la genèse de cette tromperie afin d’en révéler la faiblesse. Kant décompose le cogito cartésien et le présente sous la forme du syllogisme qui possède à son fondement l’idée d’un sujet absolu. On peut tout de même se demander si la démarche de Kant est légitime ? Il existe en effet un débat à savoir si la formulation du cogito de l’ordre du déductif ou de l’intuitif. Dans les deux cas, c’est un problème. En effet, si le cogito provient d’une déduction, il y a sophisme. S’il provient d’une intuition, il y a intuition intellectuelle, ce que Kant refuse.

Si on se penche tout d’abord sur l’acception du cogito comme syllogisme :

Majeure : tout ce que l’on ne peut concevoir que comme sujet est substance

Mineure : or je suis le sujet de mes représentation

Conclusion : le moi est une substance

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Jean-Luc Marion

Kant soutient que Descartes réunit dans ce raisonnement deux domaines qu’il n’est pas légitime de réunir, à savoir une chose (la majeure) et une pensée (la mineure). Descartes fait de l’unité logique du sujet pensant, comme accompagnateur de toutes mes représentations, une substantialité ontologique, c’est-à-dire un moi existant réellement, immortel et impérissable.

Si on envisage à présent le cogito comme une intuition, c’est également problématique. En effet, si le moi, en tant que sujet transcendantal, est condition de possibilité de toutes mes représentations, représentations qui trouvent leur origine dans l’intuition, le moi lui-même ne peut être intuitionné. Le moi n’est pas une réalité séparable de l’objet de sa représentation. C’est parce que j’ai un objet que je suis capable d’avoir conscience de moi-même comme sujet. Je ne peux en aucune manière isoler le moi sujet de son activité de représentation pour en faire un moi objet. Le moi de Kant est un moi seulement empirique car toujours lié aux objets du monde et non un moi absolu qui pourrai exister indépendamment de ses propres représentations.

Descartes avait accordé au cogito la valeur d’une chose en soi, d’une réalité au-delà des phénomènes, d’un inconditionné. Or, pour Kant, il existe un conditionnement réciproque entre sujet et objet. Le sujet détermine la manière dont les objets vont être perçus et, dans le même temps, ces mêmes objets permettent la formation de la conscience de soi. Si pour Descartes, la vérité du cogito tenait à la seule pensée, pour Kant, le cogito est, parce qu’il est en relation avec les réalités mondaines.

Si la critique kantienne semble infaillible, Jean-Luc Marion semble vouloir la minimiser et cela de deux manières. Tout d’abord en affirmant : « Ainsi Kant ne s’écarte-t-il pas de l’interprétation spinoziste de l’ego cogito, ergo sum, comme une tautologie identitaire de l’existence et de la pensée dans l’ego – il en stigmatise seulement l’impossibilité. Loin de mettre en cause le modèle commun, sa critique lui reproche seulement de n’avoir pas les moyens de son assertion, c’est-à-dire de n’aboutir qu’à un principe indéterminé, exposé à un dilemme simple : soit rester un principe transcendantal, mais comme noumène inconnaissable, soit se déterminer empiriquement et perdre le rang de principe. Mais la tautologie demeure inattaquée. » Mais surtout en montrant les limites de l’interprétation du cogito selon le paradigme classique de la représentation. En effet, l’interprétation contemporaine de Jean-Luc Marion permet au cogito cartésien de survivre à l’objection kantienne en prenant la forme de l’auto-affection. « Bref, si le cogito, ergo sum relève de la représentation, alors lui aussi, comme toutes les représentations, tombera sous le coup du doute : pourquoi serait-il certain que je pense, que je suis, si cela aussi je me le représente? »

Le problème pointé ici est celui de l’intentionnalité et de l’écart que creuse celle-ci entre le représentant et le représenté. En effet, le Je représentant ne peut être assimilé au Je représenté, le Je sujet pur au Je objet de cette représentation. Il y a une différence de nature, une hétérogénéité entre l’ego qui cogite, et son dérivé, son avatar objet de la cogitation. L’ego cogito originel est un agir indéterminé tandis que l’ego cogito représenté se voit affublé du manteau de la détermination. Et c’est précisément cette détermination, cette posture figée qui trahie la différence de nature entre les deux acceptions de cogito : « Je, pour se penser comme existant, doit devenir autre que lui-même, à savoir un je objectivé […] »

De plus, selon Descartes « tout ego cogito est cogito me cogitare; tout « je me représente quelque chose » représente du même coup « moi », moi le représentant (devant moi dans ma représentation) ». Ce qui signifie que dans toute acte de représentation le représentant possède une antériorité sur le représenté, qu’il existe avant lui, mais cela veut-il dire qu’il existe sans lui ? Pour sauver la pensée de Descartes, Jean-Luc Marion explique qu’il faut renoncer au paradigme du cogito comme représentation et se décider pour le cogito de l’auto-affection. Décision qui peut être appuyée par Descartes lui-même : « De même, quand notre auteur dit qu’il ne suffit pas qu’une substance soit pensante pour être au dessus de la matière, et tout à fait spirituelle, ce qu’il exige pour l’appeler du nom d’esprit ; mais qu’outre cela il est requis que, par un acte réfléchi, elle pense qu’elle pense (cogitet se cogitare), ou qu’elle ai la conscience de sa pensée ; il se trompe en cela comme fait ce maçon quand il dit qu’un homme expérimenté dans l’architecture doit, par un acte réfléchi, considérer qu’il en a l’expérience avant de pouvoir être architecte […] »

On voit ici que pour soutenir le caractère substantiel du cogito, il n’est pas nécessaire qu’il y ait un redoublement de la pensée sur elle-même. Le cogito est originellement une pensée avant d’être une réflexion, une représentation ou une intentionnalité. Chez Descartes donc, « la pensée précède la réflexion sur la pensée. » Bien que l’affirmation de Descartes ne prête pas à discussion, Jean-Luc Marion en souligne néanmoins le caractère problématique et ne discrédite pas les interprètes du cogito comme représentation, tradition qui mérite d’être considéré sérieusement.

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Michel Henry

Cependant, l’interprétation de Gueroult se voit violemment dénoncée. Celui-ci « trouve moins de textes pour la justifier, qu’il ne les fabrique inconsciemment, de glissement en glissement. » Il semble donc y avoir chez Gueroult une faiblesse dans la référence, faiblesse qui se traduit par une lecture approximative du texte d’origine. En effet, si Gueroult ne semble pas avoir envisagé le cogito comme irréductible à la pluralité de ses modes, il ne semble pas non plus, fait encore plus grave, prendre en considération les prescriptions de Descartes contre une interprétation du cogito comme représentation : « […] celui qui exige de penser que l’on pense, ou que l’on ait conscience de sa pensée par un acte réflexif, celui-là délire. » Ce qui n’empêche pas Gueroult d’avancer la thèse d’une représentation, d’un « je me représente moi-même à moi-même. » en s’appuyant sur un passage allusif de la Méditation III qui ne porte plus sur le cogito tout en se permettant d’opérer un redoublement. En effet, « […] entre ces idées, outre celle qui me représente à moi-même […] » devient « me représente moi-même à moi-même. » La connotation réflexive ne figure donc pas dans la formule d’origine. Jean-Luc Marion précise ensuite que, en dérivant petit à petit (traduction aménagée puis déformation réelle), Gueroult aboutit à une compréhension seulement logique du cogito alors que celui-ci se revendique originellement d’un « pur surgissement dans l’apparaître » , d’une « manifestation phénoménologique pure ».

Il s’agit à présent de déterminer la possibilité du cogito comme immédiateté, spontanéité. C’est en convoquant l’ouvrage de Michel Henry, Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle, que Jean-Luc Marion trouve les ressources nécessaires pour thématiser le cogito de l’auto-affection. C’est un type nouveau de phénoménologie que développe Michel Henry en ancrant la conscience dans l’immanence. « Dans cette optique, le conscience ne se pense pas d’abord par représentation […] mais par réceptivité, dans une immanence absolue, donc d’abord par une immanence en soi. » Peut-on considérer que la thèse de Michel Henry puisse s’appliquer au cogito cartésien ? C’est par un retour au texte même que les réponses vont petit à petit se dessiner, notamment dans la Méditation II : «Qu’il soit ainsi ; toutefois, à tous le moins, il est très certains qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément n’est autre que penser. »

La vérité du cogito se déploie dans ce mode particulier qu’est le sentir en tant que se sentir. L’indubitable du cogito, c’est cette pensée de moi me sentant moi-même qui annule l’écart qui avait été creusé par la représentation entre le représentant et le représenté. Je suis parce que je me sens. Le contenu de la pensée peut être faux ou trompeur, il n’empêche que cette pensée fausse ou trompeuse, en tant qu’elle est un sentir, est toujours vraie. C’est donc en envisageant l’ego cogito sur ce mode, si ce n’est privilégié, du moins particulier qu’est le sentir, que la pensée de Descartes échappe à la critique kantienne qui avait considéré le cogito comme fondamentalement représentatif. La place qu’occupe la cogito cartésien dans l’entreprise de fondation de la philosophie transcendantale est donc absolument décisive. Cependant, si la subjectivité est, au même titre que pour Descartes, fondatrice, elle doit néanmoins, chez Kant, revoir le lien nécessaire qu’elle entretient avec le monde, pour garantir cette fondation.

Si Kant pense le cogito cartésien comme une représentation, ce paradigme entraîne avec lui de nombreux problèmes et lui permet de déployer une critique légitime. En revanche, doit on nécessairement penser le cogito cartésien sur le modèle de la représentation ? Si l’acception du cogito comme représentation (et plus tard comme intentionnalité chez Husserl) est illégitime, ou du moins très problématique, alors c’est la critique kantienne elle-même qui devient à son tour illégitime ou très problématique. Doit-on penser, en s’appuyant sur le postulat phénoménologique de Michel Henry, que la pensée chez Descartes soit, tout d’abord et fondamentalement, une pensée dans l’immanence, c’est-à-dire une pensée du sentir qui se passe primitivement du retour sur soi ? Il semble que Descartes lui-même nous amène à nous décider pour cette interprétation. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du travail de Jean-Luc Marion qui, tout en respectant la tradition commentariste, la renouvèle et la dépasse. En effet, si la critique kantienne, possède, de manière incontestable, une validité logique, elle repose néanmoins sur une compréhension univoque de l’ego cogito. Elle met par conséquent de côté la thèse de l’altérité originelle de l’ego et de la pluralité irréductible de ses modes. Pour sauver le cogito cartésien il faut l’envisager phénoménologiquement, comme un agir pur non redoublé, comme un Je pense qui ignore, du moins primitivement, qu’il pense. Avant de penser qu’il pense le Je pense sent qu’il pense.