Michael Kohlhaas : la terre et le droit

Le protestant œuvre sur terre pour la plus grande gloire de Dieu. L’Ici-bas n’est pas à négliger. C’est en accomplissant avec rigueur et intelligence son destin immanent, en valorisant la vie sociale que l’on gagne le droit de siéger à la droite du Seigneur. Pour le protestantisme, l’argent n’est plus le « sang des pauvres » qu’abhorre Léon Bloy, mais un moyen honorable de bâtir son propre royaume terrestre. « Time is money » a dit un jour Benjamin Franklin. On est loin du christianisme primordial et de son apologie de la misère. Il ne s’agit plus de combattre la richesse mais bien la pauvreté. A nouveau, les marchands ont droit de citer dans le temple.

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Heinrich von Kleist

Le maquignon Kohlhaas a confiance en cet ordre nouveau. Il sait que le regard que Dieu porte sur lui est bienveillant. Son affaire repose sur un équilibre fragile mais sa réputation est faite : les chevaux de Kohlhaas comptent parmi les plus beaux du royaume. Il vit sans excès, de manière ascétique, entouré de ses cinq enfants et de sa femme Lisbeth (le nom de sa fille dans le film) dans son domaine de Kohlhaasenbrück. Il croit en la justice, au droit des gens et au respect réciproque entre citoyens. La déception l’étreint lorsque le Junker Wenzel Von Tronka le trompe. Le seigneur s’est servi des deux étalons noirs que Kohlhaas avait laissés en gage au château pour labourer les champs. Les deux bêtes sublimes ne sont plus que des rosses affamées et martyrisées. Son valet Herse qui devait prendre soin des chevaux en l’absence de son maître est porté disparu. Le maquignon entame des procédures pour que justice lui soit rendue. Mais le Prince-Électeur est entouré de sournois courtisans. Certains d’entre eux, proches du Junker Von Tronka, intriguent pour que la requête de Kohlhaas ne parviennent pas aux oreilles du suzerain. Devant la détresse de son mari, Lisbeth tente en vain de se voir accorder une audience. Elle reviendra blessée mortellement. Kohlhaas devra la regarder mourir.

Kohlhaas, le bon protestant, est trahi par cet ordre qu’il vénérait. Le monde terrestre, dans son imperfection la plus odieuse, s’est moqué de lui. « Puisse Dieu ne me jamais pardonner comme je pardonne au Junker. » (p. 73) Kohlhaas ne peut suivre l’injonction christique. L’injustice se pare de souffrance et l’aveugle. Son pardon sera un feu purificateur. L’homme exemplaire s’estompe, « l’ange exterminateur » (p. 106) surgit. Kohlhaas se rend alors compte que la paix sociale n’est pas possible dans un monde de pécheurs. Le seul monde possible est un monde de décombres. Si la désillusion est immense, Kohlhaas demeure hanté par l’idée de justice. Ce qu’il n’a pu obtenir par le droit, il l’obtiendra par la force et le carnage. Dès lors, le maquignon  monte une armée éclectique de paysans, de marchands et d’artisans déçus. La condition modeste de Kohlhaas joue pour sa cause. Les petites gens comprennent son combat.

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Martin Luther

Dans le film d’Arnaud des Pallières, Lisbeth interroge son père « Pourquoi fais-tu la guerre ? Pour les chevaux ? Pour maman ? » Kohlhaas répond par la négative aux deux propositions sans se justifier. Pourtant la vengeance de Kohlhaas n’est pas folle, elle n’est pas sans objet, sans motif. Kohlhaas se venge de la destruction d’un monde, de son monde. Celui où la justice est irréprochable et ou le droit est efficient, celui où l’homme de paix peut vivre dans l’honneur grâce au commerce, celui où les suzerains défendent leurs sujets. De cette désillusion provient cette radicalité nouvelle. Kohlhaas n’est plus alors qu’un « lieutenant de l’archange Saint Michel, venu pour châtier par le fer et le feu, sur tous ceux qui, dans ce conflit, se rangerait au parti du Junker, la perversité où le monde entier était plongé. » (p.88)

Martin Luther lui-même condamne les agissements du maquignon : « Sache le bien, le glaive que tu portes est le glaive de la proie et du massacre . Tu n’es qu’un rebelle et non pas le guerrier du Dieu juste. Tu es réservé sur la terre à la roue et au gibet et, dans l’autre monde, à la damnation, châtiment de tes forfaits et de ton impiété. » (p. 90) Le combat de Kohlhaas ne peut être juste car Dieu n’est pas vengeur. Le héros de Heinrich von Kleist a mal compris le Christ quand il affirme être venu « apporter non pas la paix mais l’épée ». Luther lui explique que le pardon de Dieu est encore possible s’il dépose les armes et pardonne au Junker sans condition. Mais une fois encore, Kohlhaas se justifie : « Le Seigneur non plus n’a pas pardonné à tous ses ennemis ». En entendant ces derniers mots, Luther se détourne du vindicatif maquignon. Il sait que si Kohlhaas peut encore triompher sur terre, son destin céleste est d’ores et déjà celé.