Notre Jeunesse de Charles Péguy : une apologie de Bernard Lazare

Charles Péguy publie Notre Jeunesse en 1910 pour répondre aux nationalistes qui remettent en question l’authenticité de son dreyfusisme. Occasion pour le gérant des Cahiers de la Quinzaine de rendre hommage à son maître Bernard Lazare, premier défenseur d’Alfred Dreyfus et garant de la mystique républicaine.

Bernard Lazare
Bernard Lazare

« Je ferai le portrait de Bernard-Lazare. Il avait, indéniablement, des parties de saint, de sainteté. Et quand je parle de saint, je ne suis pas suspect de parler par métaphore. » Lorsque Péguy offre dans Notre Jeunesse (1910) une apologie de Bernard Lazare, mort sept ans plus tôt, c’est son inconditionnelle fidélité de cœur qui émeut. Pour Péguy, Bernard Lazare est littéralement un saint, un prophète. Il incarne l’exemplarité du dreyfusisme, son origine même. Il est celui avec qui tout commence, celui qui figure le temporellement spirituel, le garant de l’authentique mystique républicaine.

Lorsque Mathieu Dreyfus vient lui rendre visite en 1894, Bernard Lazare accepte d’organiser la défense de son frère Alfred. Il se consacre corps et âme à la tâche et publie en novembre 1896 un mémoire  intitulé L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire. Péguy salue le courage indéfectible de cet homme qui a pris le risque d’être le premier. Car défier le pouvoir et l’institution militaire pour défendre un Juif accusé de trahison relève bel et bien de l’héroïsme. Son engagement pour Dreyfus lui a d’ailleurs coûté sa carrière de journaliste. Son honneur spirituel l’a conduit à une chute temporelle. « […] l’affaire Dreyfus lui collait aux épaules comme une chape inexpiable. Suspect partout, solitaire surtout dans son propre parti. Pas un journal, pas une revue n’acceptait, ne tolérait sa signature », raconte Péguy.

C’est parce que Bernard Lazare est resté imperméable aux intrigues temporelles qu’il fut un héros, le premier des héros que le dreyfusisme a engendré. Des héros qui ont toujours rejeté les récupérations politiques de la deuxième Affaire et qui sont demeurés fidèles à la mystique des débuts. Péguy attribue même à Bernard Lazare la paternité spirituelle des Cahiers de la Quinzaine. « Je ne parle pas des Cahiers, dont il demeure l’ami intérieur, l’inspirateur secret, je dirai très volontiers, et très exactement, le patron », estime-t-il.

Péguy déplore plus que tout la mort de cet homme qui a su  montrer la voie mais ne comprend que trop bien le silence qui entoure sa mémoire. « Il vécut et mourut pour eux comme un martyr. Il fut un prophète. Il était donc juste qu’on l’ensevelît prématurément dans le silence et dans l’oubli. Dans un silence fait. Dans un oubli concerté », écrit-il. Tel est donc le destin posthume de Bernard Lazare : un silence proportionnel à son mérite. Paradoxalement, seul Édouard Drumont directeur de La Libre Parole et auteur de La France juive évoquera le nom de Bernard Lazare dans les années qui suivirent l’Affaire Dreyfus.

Fidélité et amitié

Alfred Dreyfus
Alfred Dreyfus

Péguy écrit Notre Jeunesse pour couper court à une polémique consécutive à la publication du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Les nationalistes veulent voir en Péguy un ancien dreyfusard rallié à leur cause. Cette apologie de Bernard Lazare lui permet de rappeler le caractère crucial de la notion de fidélité. Péguy souligne la force du lien qui l’unit à Bernard Lazare, « cette amitié que nulle mort ne rompra ». Être fidèle à Bernard Lazare, c’est être fidèle à son message, à sa pensée, à sa mystique. Cette amitié que loue Péguy tient de la communion des âmes, elle montre le caractère impérissable de l’union spirituelle par delà le temporel.

La fidélité, condition de possibilité de l’amitié véritable, sanctifie la relation entre les deux hommes. La fidélité révèle également la vérité et la fausseté des sentiments. « Je puis dire, pour qu’il n’y ait aucun malentendu, je dois dire que pendant ces dernières années, pendant cette dernière période de vie je fus son seul ami. Son dernier et son seul ami », écrit Péguy. Peu de liens résistent à l’épreuve de la fidélité. Pour l’auteur de Notre Jeunesse, Bernard Lazare a une définition exigeante de l’amitié, c’est-à-dire qu’elle doit être à la fois une « idée mystique » et un « sentiment mystique ». C’est donc une amitié qui se pense autant qu’elle se sent, une amitié qui se représente autant qu’elle se vit. Une amitié qui se construit et se fonde également par opposition aux fausses amitiés que produit le temporellement temporel, « une amitié parfaitement échangée, parfaitement mutuelle, parfaitement parfaite, nourrie de la désillusion de toutes les autres, du désabusement de toutes les infidélités ».

Cette fidélité de Péguy envers Bernard Lazare équivaut à une fidélité envers le dreyfusisme. Bernard Lazare est synonyme de dreyfusisme. Qui est fidèle au premier est fidèle au second. Fidèle d’une « fidélité éternelle » car spirituelle. Pour Péguy, la fidélité mystique qui anime son maître trouve son origine dans le sentiment d’appartenance au peuple d’Israël. « Pas un sentiment, pas une pensée, pas l’ombre d’une passion qui ne fût tendue, qui ne fût commandée par un commandement vieux de cinquante siècle  […] un cœur dévoré de feu, du feu de sa race, consumé du feu de son peuple ; le feu au cœur, une tête ardente , et le charbon ardent sur la lèvre prophète. »