Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke : un éloge de la difficulté

Quand Rainer Maria Rilke reçoit la première lettre de Franz Xaver Kappus en 1903, son œuvre poétique est déjà importante. Sa jeune expérience le pousse pourtant, dès cette période, à adopter un principe de vie à la fois sage et exigeant : choisir, en toute situation, le difficile. Ainsi, au fil de cette correspondance va se dessiner un éloge de la difficulté, à concevoir comme une riposte poétique contre les désastres de l’évidence et du « déjà-pensé ». 

Portrait de Rainer Maria Rilke par Paula Modersohn-Becker.
Portrait de Rainer Maria Rilke par Paula Modersohn-Becker

Seules dix lettres, de 1903 à 1908, forment l’intégralité de la correspondance entre le poète allemand Rainer Maria Rilke et Franz Xaver Kappus, alors encore soldat. Ces Lettres à un jeune poète, sous leur apparente simplicité, cherchent à montrer qu’être poète, c’est avant tout choisir d’emprunter, en toute circonstance, le chemin de la difficulté. Rilke le formule ainsi dans sa septième lettre, datée du 14 mai 1904 : « Nous savons peu de choses, mais qu’il faille nous tenir au difficile, c’est là une certitude qui ne doit pas nous quitter ». Et la difficulté revêt pour lui divers aspects : de la difficulté d’être soi à celle d’être seul, elle est finalement globale, et s’apparente à une façon de vivre à part entière.

De la difficulté de se connaître

Il faut cependant commencer par l’essentiel, et donc s’attarder sur la définition du terme « difficile » pour le poète. C’est d’abord par opposition qu’il cerne la difficulté, celle au « conventionnel ». Est difficile ce qui force l’individu à s’écarter de la norme. Quoi de plus éprouvant, en effet, que de devoir s’extraire du doux confort des habitudes communes par la seule contrainte de sa volonté propre ?

Pourquoi donc Rilke pense-t-il que l’homme devrait s’infliger pareille souffrance ? Afin d’avancer selon ses propres convictions, selon une route tracée de façon personnelle et intime, il écrit ainsi que « chaque être se développe et se défend selon son mode et tire de lui-même cette forme unique qui est son propre, à tout prix et contre tout obstacle ». Par là, il actualise l’antique « Connais-toi toi-même », et redonne toute son importance à ce qui représente certainement la tâche la plus difficile pour un homme : apprendre à se connaître, et donc à se construire. Cela nécessite un grand et profond travail critique, qui va indéniablement de pair avec le besoin d’avancer seul.

Éloge de la solitude

Le jeune Franz, au début de sa correspondance avec le sage poète, semble terrifié à l’idée d’être seul, et donc, d’être mis au ban de la société, marginalisé par ses anciens camarades. Rilke s’empresse alors de le rassurer en lui expliquant qu’ « il est bon d’être seul parce que la solitude est difficile ». La solitude apparaît effectivement comme le seul cadre de pensée et de vie indispensable à la réalisation efficace du processus de connaissance critique de soi. L’autre représente un des plus grands obstacles à la connaissance de soi : son regard ne peut être qu’un miroir déformant de sa propre personnalité. Évidemment, l’autre est rassurant, puisqu’il nous évite la besogne longue et fastidieuse de l’introspection, et de la réflexion. Parvenir à s’en défaire, là est justement la difficulté.

L’aspirant poète a tout spécialement besoin d’arriver à cet état de solitude s’il veut réellement prétendre à ce noble titre. Démuni, seul face à lui-même et face à la solitude même, il ne reste que l’essentiel : le monde autour de lui. La poésie part de la contemplation apaisée et réfléchie de son environnement, ce que Rilke appelle une « confirmation perpétuelle et universelle du monde » ou encore « l’approbation mille fois répétée des choses et des animaux ». La simplicité (du constat) est de rigueur, puisque dans la plus petite chose, dans le détail, dans la nuance, se niche l’immense beauté du monde.

« La peur de l’inexplicable »

Une fois ces deux étapes franchies, il n’en reste qu’une, certainement la plus difficile de toutes : accepter de vivre seul dans le monde. Rilke finit sa dernière lettre en exhortant Franz à être « solitaire et courageux dans la rude réalité », car c’est effectivement là que réside la difficulté même, à savoir la difficulté de vivre. Les besoins élémentaires ne suffisent plus, et vivre avec l’exigence permanente de se connaître soi-même, et la solitude, devient finalement la tâche la plus complexe à accomplir. D’abord, vivre dans ces conditions implique des « difficultés (…) à accorder [sa] vie extérieure à [sa] vie intérieure ». À moins de vivre en ermite, la solitude qu’évoque Rilke ne peut signifier l’absence effective de toute autre personne autour de soi. La solitude représente donc un état d’esprit, qui se heurte inévitablement à autrui. Se crée, entre la solitude intérieure et la nécessaire interaction avec l’autre, une sorte de schizophrénie au premier abord qu’il faut réussir à dépasser.

Cette réconciliation intérieure nécessite beaucoup de patience, ainsi qu’un grand courage. Le courage de s’intéresser à l’inconnu, notamment, qui renvoie autant à cette solitude à atteindre qu’à la part d’inconnu que contient le monde, et dont tout le monde craint la confrontation. Rilke, à ce propos, explique que « la peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu, mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustraits au fleuve des possibilités infinies, pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive ». Si interagir avec l’autre, et se contenter du déjà-connu, peut sembler rassurant, les conséquences de cette croyance s’avèrent cependant dramatiques.  Elle limite l’homme selon une barrière que lui seul s’est imposé par peur du vide. Le poète, c’est donc celui qui réussit à aller au-delà de l’apparent confort de la partie du monde déjà dévoilée, expliquée, maintes fois traversée.

Henri Bergson.
Henri Bergson

Le poète est en fait « celui-là seulement qui s’attend à tout, qui n’exclut rien, pas même l’énigme (…) ». Les mystères de soi, de la solitude, du monde, deviennent, aux yeux du poète, le moteur même de la vie, et donc, de la poésie. Bergson, peu de temps auparavant dans Le Rire, en arrivait à la même conclusion : « Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens ». L’aventure de la vie commence donc par une aventure au-delà de la barrière du langage, qui fixe et fige toute chose. Le futur artiste s’engage dans une expédition difficile, longue, pleine d’insécurité. La véritable difficulté sera de ne pas se perdre. À la recherche de soi, accablé par le fardeau de la solitude, il ne restera finalement au poète qu’une seule solution pour s’en sortir : l’écriture.