Il y a cent ans naissait Orson Welles : le plus grand cinéaste de tous les temps ?

C’est avec une pointe de provocation que cette proposition grandiloquente est lancée. La formule « le plus grand cinéaste de tous les temps » impliquerait une homogénéité et un monopole dans l’acte créatif, ce qui est pourtant loin d’être le cas dans l’histoire du cinéma. En revanche, à partir de cette hypothèse, on peut interroger l’impact esthétique d’un artiste colossal, capable d’imposer sa patte dans un Hollywood déjà très fermé, et dont la division du travail était particulièrement marquée.

Perception re-calibrée : ouverture de Citizen Kane

Le cinéma de Welles invite le spectateur à pénétrer dans le film, dans la profondeur de champ, au fin fond de la narration, dans un espace-temps presque chorégraphié, à la scénographie minutieusement préparée. Un grillage, un marécage, un château, une fenêtre, une boule de cristal, « Rosebud ». 70 ans après, la mise en scène de Citizen Kane n’a pas pris une ride ; tantôt fluide et moderne, tantôt étonnamment surchargée, touchant du doigt une forme de théâtralité burlesque. Le cinéaste a su mélanger les tonalités comme un maestro. Mieux : comme un vieux routier, comme un réalisateur qui aurait fait mûrir son art. Sauf qu’en 1940, Welles va sur ses 25 ans et signe sa première réalisation.

On ne se rend peut-être plus compte aujourd’hui à quel point Orson Welles et son Citizen Kane marquent une rupture dans l’histoire du cinéma. Une source d’inspiration esthétique, un incontournable au niveau technique. Ce qui est paradoxal, puisqu’en soi, Welles n’a rien inventé. Il a simplement remis au goût du jour la profondeur de champ, comme dans le cinéma des premiers temps. La tendance esthétique du classicisme hollywoodien, dans un souci de confort narratif pour le spectateur, proposait un sur-découpage, décomposant les situations et les séquences en un ensemble de plans de différentes échelles, afin d’orienter le regard du spectateur et lui mâcher tout travail intellectuel. Une logique de pure consommation des images destinée à anesthésier les foules.

Profondeur de champ
Profondeur de champ

Or, avec le retour de la profondeur de champ, initié timidement en France par Jean Renoir, et porté à son paroxysme par Welles et Citizen Kane, c’est un nouveau rapport au film, une nouvelle perception qui sont proposés aux spectateurs. Le regard n’est plus dompté par le réalisateur, il est simplement invité à piocher et à se balader dans une image libre. Ce qui favorise, à partir des années 40, un accroissement de la dimension réaliste du cinéma, comme a pu l’écrire le célèbre critique français André Bazin.

Welles a donc remis en cause le circuit fermé d’Hollywood, tout en relançant lui-même une nouvelle boucle. Paradoxe que François Truffaut a mis en avant dans un texte de 1967 sur Citizen Kane : « Ce film possède une dimension hollywoodienne et anti-hollywoodienne. » Welles n’est pas un classique au sens hollywoodien. Son cinéma n’est pas manichéen. Il a en revanche permis une redéfinition du classicisme qui perdure encore aujourd’hui, et ce, depuis l’avènement de l’anti-héros dans les années 60/70 (la brochette Pacino-De Niro-Hoffmann-Nicholson) dirigé par les « néo-classiques » qui ont redonné les pleins pouvoirs à Hollywood (après la crise des années 50/60 due à la concurrence de la télévision) ; les Coppola, Lucas, Scorsese, De Palma et autres Spielberg.

L’art de Welles : entre modernité et inspiration traditionnelle

Le travail sur la lumière est tout aussi fascinant
Le travail sur la lumière est tout aussi fascinant

La réputation de Welles fait tout autant partie de la légende et du succès de Citizen Kane. La mise en abyme et la forme de réflexivité que le film renvoie (préfigurant les tendances post-modernes) sont vertigineuses : Welles était déjà connu par ses émissions de radio, mettant en scène un magnat légendaire qui incarne le rêve américain, tournant en dérision les questions du pouvoir, de la célébrité et du prestige. Il fallait donc faire un film qui mette en avant le pouvoir du cinéma, sa capacité à magnifier, en revenant sur ses habitudes optiques grâce à un bricolage technique rassemblé au montage. Autrement dit, astucieusement prouver que l’on peut faire un grand film avec de petits arrangements. Truffaut ajoute même : « Orson Welles, à cause de sa réputation considérable, était contraint de tourner LE film, celui qui les résumait tous et préfigurait ceux à venir. […] Ce pari délirant a été tenu. »

Bien entendu, Welles n’a jamais cédé à la pression des producteurs et s’est abstenu d’être un simple exécutant. Il y a d’ailleurs, dans sa mise en scène, une dimension absolument poétique et féerique. Un air de fable, où la morale acerbe et naïve affronte l’implacabilité du réalisme et du concret. Voilà toute l’ambiguïté du cinéaste, qui ne se place pas dans une catégorie, lui qui aime l’abstraction, mais qui ne rejette pas non plus le réel et son imitation (Citizen Kane démarrait astucieusement par un faux film d’actualité, préfigurant, déjà, la frénésie contemporaine de la fiction maquillée en documentaire).

Couches de temporalités
Couches de temporalité dans la salle des miroirs

Avec intelligence et subtilité, son art n’a jamais été avare en inventivité visuelle, tout en se gardant de faciliter le travail que doit fournir le spectateur. Au contraire du classique qui tord les images et leurs significations au profit d’une rationalisation absolue du récit, Welles, loin d’être transparent dans ses intentions esthétiques, s’est permis dans son œuvre des touches d’abstraction et d’expressionnisme, se situant ainsi à mi-chemin entre différents courants. C’est en cela que Citizen Kane, par sa technique impressionnante, contribuait à raconter l’histoire du temps cinématographique ; le temps qui passe, mais que l’on se remémore. Le temps éclaté, dispersé, dont on observe les fragments par traces, comme au travers d’un morceau de verre déformant. Et c’est exactement l’une des premières images du film : la boule de cristal se brise sur le sol et la caméra cadre à travers l’un des morceaux. Ou encore, vers la fin du film, quand la deuxième épouse du puissant magnat Kane le quitte, Welles se permet une dilatation du temps : la scène est vue en deux séquences répétées (comme dans Life of an American Fireman d’E.S. Porter, en 1903, à l’époque où le montage alterné n’existait pas encore), et sans réel but narratif, le personnage déambule dans son grand manoir, avant de passer devant des miroirs qui démultiplient son image à l’infini. Ce plan n’est autre qu’une suggestion des couches de temporalités alignées, autant d’époques et de souvenirs qui composent la vie de Kane, et vers lesquels celui-ci semble se diriger ; vers son souvenir passé renfermé et contenu, vers son « Rosebud ».

La critique, sous l’impulsion des Cahiers du Cinéma d’André Bazin, ne s’y trompait pas ; Orson Welles, en une réalisation, est devenu un modèle ou un point d’appui du renouvellement du langage cinématographique. L’emploi intense de la profondeur de champ n’est pas uniquement l’avènement d’un réalisme cinématographique absolu. C’est en revanche le signe que les cinéastes peuvent enfin, à partir des années 40, dompter le cinéma et écrire directement en « cinéma » : « En d’autres termes, au temps du muet, les montages « évoquaient » ce que les réalisateurs voulaient dire, en 1938 le découpage « décrivait », aujourd’hui enfin, on peut dire que le metteur en scène « écrit » directement en cinéma. […] Le cinéaste est non plus seulement le concurrent du peintre et du dramaturge mais enfin l’égal du romancier » (André Bazin). Même si cette affirmation est contestable par certains aspects, le cinéma de Welles, par son rapport magnifique au temps dans la mise en scène (pensons à l’ébouriffant plan-séquence d’ouverture de La Soif du Mal) et par sa variété stylistique (d’une forme de réalisme au symbolisme et à l’expressionnisme), a été l’un des instigateurs d’un renouveau hollywoodien.

Orson Welles et Charlton Heston dans la Soif du mal

Fêter les 100 ans de la naissance de Welles, c’est donc aussi fêter la grandeur hollywoodienne, son énervante suprématie, son autoritaire et monumentale diffusion, qui prend même l’aspect d’une contamination. Notre problématique est en revanche erronée d’un point de vue historiographique. Dire « le plus grand cinéaste du monde » implique une histoire du cinéma évolutionniste et géolocalisée. Il y a plusieurs cinémas, plusieurs courants, plusieurs continents, plusieurs idéologies. En revanche, la suprématie américaine et hollywoodienne reste incontestable par son influence et par sa place centrale dans le marché cinématographique mondial. Welles n’est donc pas le plus grand cinéaste de tous les temps, puisqu’il n’a pas participé aux premières esquisses narratives classiques (Griffith). Il n’a pas réalisé de westerns, genre américain par excellence, et n’a pas donné ses lettres de noblesse à un genre particulier (Ford, Hawks, Huston, Hitchcock). Mais il a su réutiliser toute sa connaissance et son amour du cinéma pour aboutir à une production ultime ; un film qui revient à une primitivité du cinéma, mais qui la dépasse par une technicité moderne, par une intrigue tortueuse, et par une esthétique influencée par les différents courants et genres, qu’ils soient européens (expressionnisme, avant-gardisme…) ou américains (le film noir). Car Citizen Kane, et plus tard l’ensemble de l’œuvre de Welles, ont abouti à l’apogée du cinéma moderne, qui a définitivement plié  la technique au profit de la narration.

Citizen Kane est né, et avec lui, une filiation cinématographique qui s’étend encore aujourd’hui, même inconsciemment, et ce par le remploi passif et assimilé depuis longtemps de mécaniques narratives qui font les beaux jours du cinéma américain. Ce cinéma d’adhésion, ce cinéma mainstream, ce cinéma si souvent rejeté, mais ce cinéma de paillettes et d’étoiles qui continuera toujours à fasciner son spectateur.