Warterloo à hauteur d’homme

Il y a deux siècles aujourd’hui, le village de Waterloo et ses alentours étaient le théâtre d’une bataille qui, depuis lors, n’a cessé de hanter l’imaginaire français. Des fleuves d’encre ont coulé sur cette funeste journée et sur les raisons de la défaite de Napoléon. Anatomie de la bataille (1976) de l’historien britannique John Keegan, récemment réédité par les éditions Perrin, a pourtant révolutionné la compréhension de la dernière bataille de l’Empereur.

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Le duc de Wellington, général en chef de l’armée britannique

Ce 18 juin 1815, l’aigle napoléonien rend son dernier souffle, abattu par les armées coalisées anglo-prussiennes. Le feu de l’épopée impériale s’éteint mais de cette terre sanctifiée par le sang des grognards, une légende émergera. Trois mois avant ce désastre, Napoléon était de retour de son exil de l’île d’Elbe. Ce retour triomphal vers Paris l’amène à retrouver son trône et à rétablir l’empire. Les nations européennes, alors réunies en congrès à Vienne, refusent les offres de paix de l’homme qui leur a imposé sa volonté pendant près de quinze ans. L’Empereur est conscient que la guerre est inévitable. C’est l’Europe entière qu’il va devoir affronter. Il décide alors de marcher sur les armées anglaise et prussienne stationnées autour de Bruxelles avant qu’elles ne soient rejointes par les renforts des autres nations d’Europe.

La chute de l’Aigle

L’objectif de Napoléon est de battre séparément Anglais et Prussiens, pour ensuite s’emparer de Bruxelles et, par la force, ramener certains belligérants à la table de négociation. Début juin, le bruit des bottes françaises se fait entendre à la frontière du Nord. Le prélude peut commencer. Au cours de deux batailles successives, les Français battent et repoussent d’abord les Anglais à la bataille des Quatre Bras, puis les Prussiens à la bataille de Ligny. Napoléon envoie alors le maréchal Grouchy poursuivre les Prussiens et couvrir son flanc, pendant qu’il espère pour sa part écraser les Anglais.

L’aube du 18 juin est pluvieuse et la terre bientôt imprégnée de sang est alors trempée d’eau. Les hommes se lèvent dans la moiteur du petit matin. Les deux armées peuvent s’affronter. C’est alors près de 150 000 hommes qui se font face. Le jugement de Dieu est en marche. Le choc est brutal et les fermes d’Hougoumont et de la Haye Sainte, points fortifiés du champ de bataille, sont le théâtre de la fureur et de la rage des hommes de deux nations alors en guerre depuis plus de deux décennies. De ces masses jetées l’une contre l’autre, dans l’opacité de la fumée des armes, c’est l’indécision qui domine, laissant le destin des deux nations en suspens.

Napoléon à Waterloo
Napoléon à Waterloo

L’Empereur décide de lancer sa cavalerie sur le cœur du dispositif anglais, mais l’assaut se brise sur la formation en carré des troupes anglaises. Alors que le destin semble basculer du côté des troupes du duc de Wellington, les uniformes noirs de l’armée prussienne sont aperçus sur la droite du champ de bataille. La panique gagne les rangs de l’armée française. Pour emporter la décision, l’Empereur envoie la Garde Impériale. Il est trop tard pour renverser le cours de l’Histoire. L’élite de l’armée, pour la première fois, bat en retraite et entraîne le reste des Français dans sa débandade. La Garde meurt et l’Empire s’éteint avec elle.

Renouveau de l’histoire militaire

À ce récit classique de la bataille, John Keegan souhaite ajouter une dimension nouvelle, jusqu’alors toujours délaissée par les récits militaires. Pour cela, il apporte une analyse empathique et une compréhension émotionnelle de l’homme livré à la brutalité de la guerre. Son livre commence ainsi sur un constat : les historiens se limitent trop souvent à une description opérative des mouvements militaires dans laquelle les soldats n’apparaissent que comme une masse déshumanisée, composée d’individus aux comportements grégaires et presque semblables.

Dans la lignée de certains théoriciens militaires, comme Ardant du Picq en France et Marshall aux États-Unis, Keegan décide donc de grossir la focale de l’analyse historique afin de mettre la psychologie au cœur de son étude. Le tableau de la guerre qu’il dépeint est donc d’un réalisme saisissant pour le lecteur contemporain, si étranger à cette réalité guerrière : « Ce que toutes ces batailles ont de commun c’est l’humain, c’est le comportement des hommes qui tentent de concilier leur instinct de préservation, leur sens de l’honneur et l’accomplissement d’un but au péril de leur vie. L’étude de la bataille c’est donc toujours l’étude de la peur et généralement de l’obéissance, toujours de la contrainte physique et parfois du refus de l’obéissance, toujours de l’angoisse, parfois de l’enthousiasme ou de la catharsis, toujours de l’incertitude, du doute, des fausses nouvelles et des mauvaises interprétations, généralement de la foi et parfois même de la vision, toujours de la violence et parfois de la cruauté du sens du sacrifice et de la compassion. Surtout, c’est l’étude de la désintégration des liens. Après tout, c’est à la désintégration de l’adversaire que tend toute bataille. »

Anatomie de la bataille aux éditions Perrin
Anatomie de la bataille aux éditions Perrin

Cette analyse micro-historique, fondée sur l’expérience combattante, renverse l’angle de l’étude historique et révolutionne l’histoire militaire. L’auteur se soumet à un ensemble de questionnements et essaie d’y répondre avec parfois un déficit de sources qui n’entache toutefois pas la démonstration toujours convaincante. Qu’entend l’homme de la troupe lorsque les boulets de canon pleuvent autour de lui ? Qu’arrive-t-il à percevoir alors que la fumée s’empare du champ de bataille et qu’il est impossible de voir un ennemi à plus de trois mètres ? Quelles sont les motivations de ces hommes qui supportent une tension nerveuse effroyable, attendant souvent immobiles une mort qu’ils ne voient pas arriver ? Quelle place jouent l’héroïsme et le sens du devoir ? Quel est le rôle des officiers dans la détermination des hommes à se battre ? Quelle est la place de la religion chez ces soldats ? Comment les hommes surmontent-ils leur peur ?

Spectateurs de la bataille

C’est un travail de décorticage, presque clinique et psychologique, auquel se livre Keegan et qui brise tous les codes du récit militaire. Longtemps ce dernier a mis en scène les combattants comme des acteurs ; Keegan les perçoit surtout comme des spectateurs. Le soldat et les officiers n’ont, durant la durée des combats, qu’une vision très parcellaire des événements qui s’enchaînent autour d’eux. Beaucoup ne perçoivent même pas l’ennemi. Seuls quelques officiers supérieurs ont la possibilité d’avoir une vision globale du champ de bataille.

Au cœur des formations qui montent au feu, seuls les soldats des premiers rangs peuvent ainsi distinguer l’adversaire. Ceux qui les suivent ne perçoivent donc que les cris des blessés et le cliquetis des armes. Le soldat est livré aux rumeurs qui circulent entre les rangs. Les hommes subissent de multiples stimuli qui peuvent à tout moment faire basculer une troupe ordonnée et à l’écoute de ses officiers, en une masse informe de fuyards. Beaucoup de ces hommes apparaissent pour John Keegan comme de simples spectateurs que seule la survie intéresse : « À l’historien de discuter des batailles sans les envisager nécessairement comme des affrontements en vue d’une décision, mais comme des affrontements sans valeur intrinsèque – c’est en effet ainsi que la plupart des participants des batailles les vivent, en spectateurs. »

L’immersion que nous propose ce livre est saisissante et John Keegan a ouvert la voie à un renouveau de l’histoire militaire. Loin des envolées lyriques et du mythe, il a redonné à cette journée du 18 juin 1815 ses odeurs, ses sons, sa violence et sa fureur.