Pourquoi faut-il lire Bernanos aujourd’hui ?

Dans Bernanos, romancier du surnaturel (Éditions Pierre-Guillaume de Roux), Monique Gosselin-Noat revient sur l’œuvre romanesque du grand écrivain. À travers les analyses de Sous le soleil de Satan, L’Imposture, La Joie, Nouvelle histoire de Mouchette, Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine, elle montre à quel point la lecture de Bernanos est précieuse pour nos contemporains – pourvu qu’ils ne craignent pas la profondeur. 

Un essai à mettre entre toutes les mains
Un essai à mettre entre toutes les mains

On reconnaît un grand écrivain à sa force de dévoilement, à sa capacité à embrasser dans son œuvre la partie mystérieuse de la vie. Bernanos n’est pas un homme des surfaces. Comme les prêtres qu’il met en scène dans ses romans, il s’intéresse à l’âme des hommes, il aime aller au plus profond de chacun pour y déceler l’amour ou le péché, souvent les deux à la fois. Dans son essai intitulé Bernanos, romancier du surnaturel, Monique Gosselin-Noat rappelle que l’écrivain ne manquera pas de dérouter nos contemporains en même temps qu’il envoûtera ceux qui comprendront la gravité de son questionnement. Car tel est l’enjeu quand on lit Bernanos aujourd’hui : les problèmes qu’il soulève sont-ils encore susceptibles de toucher des individus joyeusement convertis à la modernité ? Sommes-nous encore capables de partager le même univers mental que lui ? Sommes-nous toujours en mesure de communier avec Bernanos ?

Car Bernanos a tout de dépaysant. Difficile pour le lecteur du XXIe siècle de s’identifier à l’abbé Donissan de Sous le soleil de Satan ou au jeune prêtre de Fenouille du Journal d’un curé de campagne. Dans notre monde déserté par l’esprit, le salut, la grâce ou l’espérance sont devenus des mots creux. Il est donc impératif, pour comprendre le travail de l’écrivain, de sortir du matérialisme qui tend à s’imposer comme une évidence. La matière littéraire de Bernanos est spirituelle, les conflits qu’il décrit ont lieu au sein des âmes. L’arrogance de l’homme moderne consiste précisément à nier cette réalité de l’âme, c’est-à-dire l’empreinte que Dieu a laissée en nous. Pour Bernanos, « le surnaturel n’est pas […] hors ou au-dessus du réel et de la nature ; il en est la profondeur, son autre face, ou encore, pour parler un peu comme Céline, il est cet “autre côté de la vie” qu’il  suffit de “fermer les yeux” pour atteindre », explique Monique Gosselin-Noat. « Fermer les yeux » pour mieux les ouvrir, voilà ce dont est incapable le lecteur d’aujourd’hui. Et pourtant, le Mal qui se déploie dans les romans de Bernanos est toujours à l’œuvre, encore faut-il le considérer comme un mal.

 Le monde moderne ou le monde inversé

Ernest Renan, une inspiration pour M. Ouine
Ernest Renan, une inspiration pour M. Ouine

Certes, la vérité de Bernanos est difficile à accepter : le Mal est le maître de la terre.  L’homme est jeté dès la naissance « sous le soleil de Satan ». Son destin consiste à s’en extirper ou à y succomber. Dès lors, comment sauver son âme quand le matérialisme, l’athéisme ou le positivisme prennent l’apparence du Bien ? « Le malheur et l’opprobre du monde moderne qui s’affirme si drôlement matérialiste, c’est qu’il désincarne tout, qu’il recommence à rebours le mystère de l’Incarnation », écrit Bernanos dans Nous autres Français. Dans ses romans, l’écrivain dépeint un monde qui, littéralement, se défait. Un monde retourné, recommencé, où l’illusion du Porteur de lumière est totale. C’est une des grandes leçons de Bernanos : il faut se méfier de la fausse étoile qui singe la divinité. Pour Monique Gosselin-Noat, Bernanos donne au Mal « une dimension cosmique » et fait de notre planète « le lieu d’une montreuse inversion, à l’attraction de laquelle nul ne peut se soustraire sinon par la grâce qu’a obtenue la Passion du Christ ».

L’astre que décrit Bernanos dans son roman de 1926 est transposé sous la forme d’un individu dans Monsieur Ouine. Alors que le « soleil de Satan » est une étoile du matin inversée, M. Ouine est un prêtre inversé. « […] il est l’archétype du mauvais maître moderne tel que le définit l’écrivain […] dans la Grande peur », précise Monique Gosselin-Noat. Le nom et le personnage de M. Ouine sont inspirés d’Ernest Renan tel qu’il est décrit par Henri Lasserre dans son ouvrage L’Évangile selon Renan : « Il est le oui et le non, le pour et le contre ; il est doté de deux visages comme Janus et de deux physionomies comme Tartuffe, niant par sa raison ce qu’il affirme par un autre côté de sa nature, semblant par moments être orné de deux sexes à la fois, paraissant l’instant d’après n’en avoir aucun. » Pour Bernanos, M. Ouine – cette « outre pleine de vent » – contient en lui-même la raison du mal moderne : le nihilisme, idéologie qu’il enseigne à ceux qu’il prend sous son aile. Car son but est de faire le travail contraire du prêtre, c’est-à-dire de vider les âmes pour qu’elles ressemblent à la sienne.

La lecture de Bernanos est donc décisive à au moins deux titres. Elle rappelle que le conflit humain le plus fondamental est un conflit interne, que le salut de l’homme se joue dans une lutte de chaque instant entre le Bien et le Mal. Ensuite, elle sensibilise nos contemporains aux dangers du monde moderne, compris par Bernanos comme une inversion satanique de la création.