Christophe Dickès : « Bainville ne croit pas au mythe du progrès »

Christophe Dickès, historien et journaliste, a publié Bainville, Les lois de la politique étrangère (Bernard Giovanangeli Éditeur), ainsi qu’une anthologie de textes intitulée, Bainville, la monarchie des Lettres (Robert Laffont). Il dirige également la web radio historique Storia Voce.  Ce spécialiste du Vatican, qui prépare actuellement un essai sur le pontificat de Benoît XVI, évoque pour PHILITT les sources intellectuelles de Jacques Bainville.

PHILITT : Quelles sont les sources intellectuelles qui ont façonné la pensée de Jacques Bainville ?

Jacques Bainville, La monarchie des lettres – Histoire, politique et littérature, Robert Laffont, coll. Bouquins
Jacques Bainville, La monarchie des lettres

Christophe Dickès : Né dans un milieu républicain, Bainville va prendre une voie opposée aux choix politiques de son père, issu de la classe moyenne. Sa pensée se forge entre les années 1896, année de son premier voyage en Allemagne, et 1900, année de sa rencontre avec Barrès. Entre temps, cet « autodidacte » va construire les fondements d’une pensée et d’une méthode politiques par les lectures conjuguées de Sainte-Beuve, Carlyle, Renan, Taine. Et ce n’est qu’après ses voyages en Allemagne, avec le souvenir renaissant de la défaite de 1870 et la crise dreyfusienne, qu’il éprouvera le besoin de se tourner vers la pensée maurrassienne.

En quoi Bainville s’oppose-t-il aux différentes écoles historiques de son temps ? L’analyse psychologique est-elle ce qui caractérise le plus ses écrits historiques ?

Bainville se distingue d’abord par sa volonté de populariser l’histoire quand la discipline était réservée à un cénacle de professionnels. Ceci est très net dans son analyse des relations franco-allemandes des origines à son époque, son Histoire de deux peuples. Ensuite, il fait partie de ce que l’on appelle les historiens engagés. Son monarchisme et sa pensée politique, fondée sur l’empirisme éclairé de Sainte-Beuve, le pousse à faire de l’histoire un laboratoire pour l’homme politique. Pour lui, l’histoire n’est pas déterminée, c’est une succession de périodes de croissances et de décadence. Enfin, comme vous le dites, son œuvre est marquée par sa volonté de mettre en avant les causes et les conséquences des événements dont l’homme est responsable. L’analyse psychologique des personnages qui font l’histoire est donc fondamentale dans la compréhension de ces événements. Il se situe dans la lignée, là encore, de Sainte-Beuve qui est le premier à intégrer dans ses analyses ce facteur.

L’histoire est-elle pour lui un outil de compréhension du présent et d’anticipation de l’avenir ? Sa réputation de Cassandre est-elle fondée ?  

Tout à fait. L’histoire est un laboratoire pour l’homme politique et Bainville avait l’habitude de dire qu’un homme politique qui ne connaît pas son histoire est comme le médecin qui n’est jamais allé à l’hôpital. Il existe donc une dimension expérimentale de la discipline historique que le politique doit utiliser afin de répondre aux défis du temps présent en trouvant des probabilités pour l’avenir. Sa réputation de Cassandre est liée à son œuvre prophétique Les conséquences politiques de la paix, et de ses chroniques qui annoncent la Seconde Guerre mondiale dès 1918-19. Elle ne me semble pas usurpée, loin de là. En revanche, les historiens lui reprochent son manque de lucidité sur l’unité allemande, bien plus forte qu’il ne croyait, et sur le pari démocratique de Wilson. À tort il me semble, parce que les démocraties ont, qu’on le veuille ou non, accouché d’un régime totalitaire en Allemagne. Il fait sienne à cet égard l’analyse des penseurs politiques de la Grèce ancienne. Bainville est en fait un tenant de la realpolitik à une époque où régnaient un idéalisme et une forme d’angélisme.

La Grèce antique que Bainville évoque dans son livre Les Sept Portes de Thèbes ne suscite guère chez lui d’enthousiasme et s’oppose sur ce point à Maurras. Dans le domaine historique, quelles furent les oppositions entre les deux grands penseurs de l’Action française ? 

Ruines de Corinthe
Ruines de Corinthe

Comme l’a montré François Huguenin dans son livre sur l’Action française, le mouvement monarchiste est bien plus complexe qu’on ne le dit. Sur le plan économique tout d’abord, les deux hommes s’opposent. Bainville est un penseur libéral. Et on est surpris de le voir écrire sur le sujet dans la Revue universelle, Le Petit Parisien mais aussi Le Capital qui était le plus grand hebdomadaire économique de son époque. Ensuite, Bainville a corrigé la vision de Maurras sur l’Angleterre. Il savait qu’elle était nécessaire dans nos alliances. Je me permets de renvoyer vos lecteurs à ma contribution au colloque sur Maurras dirigé par Georges-Henri Soutou et Martin Motte. Je développe ce sujet qui me semble essentiel dans la compréhension de la complexité du mouvement royaliste.

Bainville n’hésite pas parfois à utiliser certains anachronismes pour étayer ses thèses, comme lorsqu’il compare l’invasion germanique de 275 à celle des Allemands en 1914. L’obsession allemande n’est-elle pas la limite de son analyse historique ? Ne fait-il pas que projeter ses fantasmes et ses peurs sur le passé ?

En effet : son souci de vulgariser l’histoire dans le contexte nationaliste de la Grande Guerre l’amène à faire certains raccourcis. Quand son Histoire de France est publiée en 1924, des historiens professionnels vont s’employer à souligner ces anachronismes. En refusant de prendre cette œuvre pour ce qu’elle est : une réhabilitation de la politique monarchique à travers les âges à une époque où l’école de la République avait tendance à faire croire que tout avait commencé en 1789… Ce qui est évidemment faux. Son analyse des temps modernes et contemporains me semble plus pertinente que celle des temps médiévaux. Son Napoléon reste son œuvre majeure et une référence, même encore de nos jours. Son Histoire de France, régulièrement rééditée par les plus grands éditeurs, de Fayard en passant par Perrin et Tallandier, reste un succès parce que Bainville résume en moins de 500 pages ce qu’a été la France. Il donne un sens à une œuvre fragile qu’est l’État-nation.

La part la plus méconnue de Bainville est sans aucun doute celle de conteur et de romancier. Que pouvez-vous nous dire sur cette facette de l’écrivain ?

Bainville est un voltairien, ce qui lui vaudra quelques reproches de la part de l’Église catholique. Il est aussi influencé par le moralisme de La Fontaine. Son œuvre de conteur est imprégnée de ces influences. Or, quand l’ironie s’ajoute à la clarté de l’écriture, le lecteur ne peut être que séduit. Tous ces textes donnent une dimension intemporelle à l’œuvre, renforçant l’idée d’un homme au-dessus de la mêlée. Étonnamment, on réédite très peu Maurras, ce qui n’est pas le cas de Bainville. A contrario, peu de livres sur Bainville ont été publiés, ce qui n’est pas le cas de Maurras qui bénéficie d’une biographie ou d’une étude tous les sept ou huit ans.