Kant : Projet de paix perpétuelle

Emmanuel Kant
Emmanuel Kant

Kant écrit son Projet de paix perpétuelle à l’âge de 70 ans. Si certains considèrent cette œuvre comme une redite des thèses évoquées ultérieurement, Fichte estime quant à lui que ce traité permet de montrer la totalité des résultats de la philosophie kantienne du Droit. Il montre l’aboutissement pratique des thèses élaborées dans les différentes Critiques : l’activité transcendantale de la raison, par opposition à l’empirisme ; le devoir compris comme impératif catégorique ; la réflexion théologique et même la philosophie de l’histoire.

La pensée de la paix est étroitement liée aux conjonctures historiques tendues et conflictuelles de cette époque qui incitait à rêver d’une société parfaite et à la paix entre les nations. Kant évolue dans une période charnière où les révolutions et les guerres se mettent en place. Après la révolution française de 1789, les révolutionnaires français déclarent la guerre au roi de Hongrie et de Bohême en 1792. La Prusse s’engage dans la guerre aux côtés de l’Autriche. Mais inquiétée par certains pays de l’Est, elle signe avec la France la paix de Bâle, le 5 avril 1795. Mais même si ce traité est signé, cela n’élimine pas pour autant tout risque de reprise des combats. Ce n’est qu’un traité de paix qui suspend provisoirement les hostilités. Or « aucun traité de paix ne doit être considéré comme tel si on l’a conclu en s’y réservant secrètement quelque sujet de recommencer la guerre » (première section p.50). Les traités de paix ne doivent donc renfermer ni clauses secrètes ni arrière-pensées ; ils ne doivent pas être des instruments tactiques pour l’éventualité d’une reprise du conflit.

Kant a déjà défendu les Lumières notamment lors de la querelle du panthéisme en 1785 (querelle où Jacobi accuse le spinozisme et le rationalisme des lumières de mener inéluctablement à l’athéisme).  Les antirationalistes s’en étaient alors pris violemment à lui. Les nouvelles critiques à l’égard de la révolution sont perçues par Kant comme une nouvelle attaque de leur part. A ses yeux, la querelle s’est déplacée du domaine métaphysique au domaine politique. La défense de la révolution est avant tout une défense des droits de la raison. La guerre et la paix, à partir de cette époque, ne peuvent plus être pensées sans la notion de révolution.

Le Projet de paix perpétuelle va incarner à la fois la modernité politique – qui se traduit par l’intérêt que tous les peuples ont de former une libre confédération de républiques et d’alliance – et la modernité culturelle des Lumières. Kant a analysé cette culture dans le texte : Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les lumières ?)  Dans cet opuscule, Kant invite les hommes à utiliser leurs raisons de manière autonome, à user de leurs entendements, en reprenant une phrase du poète latin Horace : « Sapere aude ! » que l’on peut traduire par : ose savoir, ou ose penser ! Pour Kant la diffusion d’un mode de penser rationnel et critique doit favoriser la reconnaissance d’une même identité universelle humaine. Le Projet de paix perpétuelle permet d’étudier le système du droit divisé en trois parties : le droit civil (Staatsbürgerrecht), le droit international (Volkerrecht) et le droit « cosmopolitique » ou «  des citoyens du  monde » (Weltbürgerrecht).
La visée générale est de libérer l’humanité de l’état de nature sur chacun de ces trois plans, plus précisément d’étendre aux derniers la relation contractuelle déjà réalisée à l’intérieur des États, mais dans quel but ? « Une idée chère au professeur Kant est que le but final du genre humain est d’atteindre la constitution politique la plus parfaite, et il souhaite qu’un historien philosophe veuille bien entreprendre de nous livrer une histoire de l’humanité écrite en perspective, et de montrer dans quelle mesure elle s’est rapprochée ou éloignée de ce but aux différentes époques, ainsi que ce qui reste encore à accomplir pour l’atteindre. » (Kant aujourd’hui, A.Renaut note dans œuvres philosophiques de Kant, p.459). Aux yeux de Kant, le but final du genre humain est la réalisation de la constitution politique la plus parfaite. Mais quelle serait cette constitution politique dites « la plus parfaite » ? Cette constitution permettra-t-elle d’instaurer la paix au sein d’un pays et entre les États ?

Dans un premier temps, nous rappellerons l’articulation des concepts qui constituent le système de la pensée politique de Kant pour comprendre le passage de l’état de nature à l’état civile ainsi que la notion de contrat originel. Ensuite nous étudierons la notion même de républicanisme, ses principes puis nous expliciterons en quoi cette constitution est souhaitable.

I)

Dans Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant explique la tension qui existe entre le pouvoir initial de l’homme et les fins qu’il peut se donner, c’est à dire devenir un être dont le but final est sa propre réalisation morale selon les exigences de la raison pratique.

Kant ne peut pas définir à priori la caractéristique de l’espèce humaine. Il va alors tenter de trouver les points communs de la condition humaine à travers l’histoire de tous les hommes d’où qu’ils soient. Il les appréhende dans l’espace et le temps ce qui lui permet de comprendre les ressorts du mouvement historique. Il en déduit ainsi, que l’homme ne peut faire preuve d’humanité sans altérité. Dans le préliminaire du premier article de la deuxième section du Projet de paix perpétuelle, Kant dit en effet que « l’état de paix (…) n’est pas un état de nature (…) mais un état de guerre. » (p.55). L’homme doit par conséquent développer des rapports basés non plus sur la force comme dans l’état de nature mais sur le droit qui découle de la raison et qui devient le fondement de la société civile. La paix doit être « instituée » comme le préconise Kant.

Le droit est ce qui permet de donner à chacun la plus grande liberté dans les limites qu’impose la coexistence pacifique. Cette articulation est extrêmement complexe et est un des défis que doit relever l’homme. Pour Kant c’est grâce à la république que l’on pourra relever ce défi. Elle permet de réaliser de manière la plus parfaite possible la liberté posée comme « objet transcendantal et tâche assignée ». Cette idée de la raison a un rôle régulateur décisif pour instaurer une république réelle. Mais comment passe-t-on de l’état de nature dominée par la force à un état civil ?

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Thomas Hobbes

Le contrat n’est plus considéré comme quelque chose d’hypothétique comme chez Hobbes, il est une Idée de la raison émanant de la réalité pratique. Le contrat doit traduire le fait que tout législateur a l’obligation d’édicter « ses lois de telle façon qu’elles puissent être nées de la volonté unie de tout un peuple et à considérer tout sujet, dans la mesure où il veut être citoyen, comme ayant donné son suffrage à une telle volonté. » (Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolite in Cosmopolitisme et hospitalité chez Kant par Yves Charles Zarka dans Kant cosmopolitique, p.23). Le contrat est donc de fait et est issu de la raison de chacun. De cet accord naît la possibilité d’entrée en société civile. Comme nous l’avons dit précédemment, la constitution civile doit être républicaine pour Kant pour être idéale.

« La constitution doit être républicaine » affirme Kant dès le début du premier article définitif en vue de la paix perpétuelle (p.55). Kant estime qu’il y a un lien entre la structure interne des États et leurs tendances à être pacifiques ou agressifs, belliqueux.  La constitution républicaine se définit par trois notions : la liberté, l’égalité et la dépendance. La liberté consiste à n’obéir qu’à des lois que l’on a approuvées soi-même. L’égalité n’est pas à entendre dans un sens social ou économique. C’est une égalité de loi et de droit. On doit tous pouvoir occuper les mêmes fonctions si on le mérite. La dépendance remplace en quelques sortes la notion de fraternité. Chez Kant, le citoyen est aussi sujet (Untertan) et tenu à l’obéissance (Gehorsam). Kant considère que ce principe est évident parce que contenu dans le concept même de constitution et que de ce fait, il ne mérite pas plus ample explication. Pourquoi la constitution républicaine, qui n’est pas une forme mais une manière de gouverner, est la seule qui puisse amener la paix ?

II)

« La constitution républicaine (…) offre encore la perspective de conduite à la conséquence que nous souhaitons, c’est à dire la paix perpétuelle » (p.55 du premier article définitif). Dans un régime républicain, le chef de l’état n’en est pas le propriétaire. «  L’assentiment des citoyens (…) est nécessaire » (p.56). Il est nécessaire car c’est « sur eux-mêmes que les maux de la guerre » vont retomber (p.56). Ainsi, ils « réfléchissent mûrement (…) » dans « une constitution non républicaine (…) la guerre est une affaire dont on décide sans le moindre scrupule » « le chef de l’état est non pas membre » «  pas le moindre dommage à ses festins » (p56). Les sujets ainsi, étant des citoyens, ont leur mot à dire dans toutes les décisions importantes, y compris dans celle d’entrer en guerre car après tout ce sont les premiers concernés puisque ce sont eux qui vont au combat.

Comme nous l’avons dit précédemment, le républicanisme est une forme de gouvernance et non un régime. Kant distingue en effet les régimes (l’autocratie, l’aristocratie et la démocratie), des formes de gouvernement (la république et le despotisme). Pour lui, la république a deux ennemis naturels : le despotisme (abus du pouvoir que l’on confie au dirigeant) et l’anarchie (renoncement à donner une forme au pouvoir). On pourrait penser que la constitution républicaine coïncide avec la démocratie. Mais ce n’est pas si évident et Kant le précise lui même : qu’ « on ne confonde pas (…) la constitution républicaine avec la démocratie » (p56). En effet, Kant critique la démocratie de type direct. Il n’y a aucun système représentatif, aucun corps intermédiaire entre le peuple et le pouvoir. Les lois sont édictées et le pouvoir exécutif exercé par tout le peuple assemblé. Pour lui, cela prend vite la forme d’un despotisme car comme il l’explique à la page 57 : «  le despotisme est le principe selon lequel l’État exécute de sa propre autorité des lois qu’il a édictées lui-même ; c’est par conséquent la volonté publique maniée par le gouvernement comme si c’était sa volonté privée. » La démocratie est donc une forme de despotisme. Au final pour Kant, la forme monarchique est compatible avec le républicanisme du gouvernement, si et seulement si la monarchie s’accompagne d’un système représentatif et d’une séparation des pouvoirs. Il remet en cause la monarchie absolue de droit divin. Son idéal est donc la monarchie parlementaire, car pour lui « toute forme de gouvernement qui n’est pas représentative est à proprement parler une forme anormale. »(p.57) Mais comment amener cette forme de constitution lorsqu’un autre mode de gouvernance est déjà établi ?

alainrenaut
Alain Renaut

Pour parvenir à ce régime représentatif et républicain Kant va aller jusqu’à nuancer son point de vue sur la révolution. Il est vrai qu’il est un fidèle de la monarchie prussienne. Cependant on note une certaine sympathie de Kant envers la révolution française ce qui peut paraître paradoxal car dans sa philosophie politique et juridique, il y a une condamnation du droit de révolution. Il rejoint ici Pufendorf pour dire qu’il est illégitime de recourir à un prétendu droit de résistance car la notion de droit de révolution est contradictoire en elle même car il n’y a de droit que là où le peuple se soumet à la volonté du « souverain législateur de l’État » (cf. Doctrine du droit, dans Métaphysique des mœurs, II, p. 136.) et que le droit n’existe pas hors de sa proclamation publique, c’est à dire de son inscription dans une législation : on ne peut légitimé dans une constitution quelque chose qui amènerait le désordre. Kant a une vision réformiste du progrès, cette idée est notamment exprimée dans la Doctrine du droit : «  un changement dans la constitution  politique (quand elle contient des défauts), qui peut bien parfois être nécessaire, ne saurait donc être opéré que par le souverain lui-même, à travers une réforme, mais non point par le peuple, à travers, par conséquent la révolution. » (II,p.139). Pourtant, Kant opère une défense de la révolution française dans son Projet de paix perpétuelle et en même tant il refuse la possibilité d’un droit de révolution.

Alain Renaut dans Kant aujourd’hui s’interroge : « Comment ce qui  ne procède d’aucun droit peut-il manifester un « caractère moral » de l’humanité ? » (III section, chap.IX, I, p.441). Il faut ainsi distinguer la critique de la révolution en tant que telle et les possibles résultats positifs qui peuvent en découler, à savoir les progrès de l’humanisme juridique ou la marche vers la constitution républicaine : « Même si un révolution provoquée par une mauvaise constitution, avait arraché par des moyens violents et illégaux une constitution meilleure, il ne serait pas permis de ramener le peuple à l’ancienne. »  « Pour cette raison, il est déjà plus difficile dans une aristocratie que dans une monarchie, et absolument impossible dans une démocratie, de parvenir autrement que par une révolution violente à cette constitution (la forme républicaine), la seule qui soit en conformité avec le Droit. » (Projet de paix perpétuelle, deuxième section, premier article, p.57). Grâce à l’instauration de la constitution républicaine, la paix dans une nation est rendue possible. Les États ainsi conditionnés, sont ouverts au pacifisme cosmopolite, à l’entente entre nation.

Kant redéfinit la notion de révolution : Le roi de France (contrairement au roi d’Angleterre) représente le tout. Il ne représente pas un ordre particulier. Il n’y a pas pour Kant de réelle révolution en France en 1789 car la nouvelle constitution émane des travaux d’une assemblée que le roi lui-même avait convoquée, acceptant par définition de s’annihiler. L’instauration d’un État républicain est parfaitement légitime pour lui car  «  l’assemblée nationale fut convoqué pour sauver l’État en couvrant de sa garantie toutes les dettes dont les dépenses du gouvernement l’avaient grevé (ils ne se sont pas bornés à des doléances). Ils devaient donc se porter volontairement garants au prix de leur propriété. Il leur fallait pour cela se mettre dans une situation qui leur permît de disposer seuls de leur propriété, et donc dans la position de la liberté, certes sous des lois, mais de celles qu’ils se donnaient eux-mêmes, c’est-à-dire un État républicain ou de liberté civile. Et la cour a dès lors renoncé d’elle même au droit de leur porter la charge. Mais pour pouvoir fournir cette caution, il leur fallut établir une constitution qui ne peut exercer sur eux de violences » (Philosophie du droit, p.166).

Ainsi, il était légitime de passer à une constitution républicaine qui était juridiquement fondée.  Seules des réformes ont été opérées et non une révolution.  Il y a eu une évolution juridique, un transfert légal de souveraineté. Kant a ainsi pu approuver ce que nous appelons la révolution, ses acquis (droits de l’homme,…) et aussi sa forme. La révolution commence avec le procès du roi et le régicide : la mort du monarque marque pour lui le vrai début de la révolution.

D’après ce premier article du Projet de paix perpétuelle, nous pouvons conclure que la première réforme fondamentale permettant de se rapprocher de cette paix serait de doter chaque état d’une constitution républicaine, car « pour que le mode de gouvernement soit conforme au concept du Droit, il lui faut  le système représentatif, qui seul rend possible un mode de gouvernement républicain, et sans lequel le régime (quelle que soit la constitution) est despotique et fondé sur la violence. » (p.58). Si Kant établit que l’État républicain est le seul conforme à ce que doit être la constitution juridique d’un peuple, il n’en reste pas là. Il va au-delà de ce constat et veut unir le politique et l’humain. De cette envie naît le cosmopolitisme, une théorie politique basée sur l’idée d’une société des nations et sur la paix.

J.