Aristote : aux origines de la phénoménologie

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Edmund Husserl

On attribue, à juste titre, l’invention de la phénoménologie au philosophe allemand Edmund Husserl. Cette discipline, qui s’est fixée comme objectif d’étudier non plus l’être en soi mais les manifestations de l’être, c’est-à-dire l’être en tant qu’apparaissant, en tant que surgissant dans le monde, opère une rupture avec la tradition métaphysique. Kant est le premier à distinguer le phénomène du noumène et, partant, à délimiter notre pouvoir de connaître aux seuls phénomènes, c’est-à-dire à la représentation humaine de l’être soumise aux catégories de l’entendement et au temps. La chose en soi, l’être tel qu’il est indépendamment de nos représentations demeure mystérieux, inconnaissable car échappant fatalement à l’expérience empirique. Dieu, l’immortalité de l’âme, la liberté ne sont donc plus des savoirs mais des croyances, c’est-à-dire des Idées régulatrices.

La phénoménologie a donc abandonné le problème insoluble de la chose en soi pour se consacrer uniquement aux phénomènes, aux seules manifestations de l’être accessibles à l’homme. La philosophie pour avancer sur le chemin de la vérité doit toujours se demander : Cette question mérite-t-elle d’être posée ? Pour la phénoménologie, la question de la chose en soi est inféconde. Mieux vaut penser le monde tel qu’il apparaît plutôt que de chercher à déceler une réalité d’ordre supérieur derrière les apparences.

Un des enjeux de la phénoménologie (celui qui nous intéresse ici) est de repenser le rapport de l’âme (ou esprit) avec le corps. L’homme ne peut faire l’expérience de l’âme séparée du corps et réciproquement. L’expérience vécue de l’âme et du corps est celle d’une union. Celui qui pense l’âme indépendamment du corps pense par abstraction. C’est mon corps qui me permet de connaître mon esprit et mon esprit qui me permet de connaître mon corps. Le philosophe français Maurice Merleau-Ponty consacrera cette pensée en forgeant le concept de chair, de corps propre (en opposition au corps physique).

C’est là qu’Aristote intervient. Aristote, contrairement à son maître Platon, pense qu’il y a deux réalités hétérogènes : la matière et la forme, le monde sublunaire et le monde supralunaire. Platon, quant à lui, estime qu’il n’existe qu’une seule et unique réalité : les Idées. Le monde tel qu’il nous apparaît n’est qu’une imitation ontologiquement dégradée du réel. Le mythe de la caverne est l’illustration parfaite de cette théorie.

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Aristote

Évidemment, il est aisé de balayer d’un revers de la main la thèse d’un Aristote phénoménologue. Et pour cause, c’est lui le premier à avoir formulé la question de l’être en tant qu’être : ti esti et autres ti ên einai. Par ailleurs, c’est l’interrogation aristotélicienne qui va pousser Heidegger à effectuer, si l’on peut dire, un retour à la métaphysique – le philosophe de Fribourg pensant justement que la question de l’être (en tant qu’être) a été oubliée par la phénoménologie de Husserl. Car Aristote est effectivement, selon l’expression d’Andronicos de Rhodes, l’inventeur de la métaphysique, c’est-à-dire littéralement ce qui va au delà de la physique et ce qui dépasse l’expérience vécue.

Mais d’un autre côté et avec toutes précautions gardées, il est légitime de dire que le but d’Aristote est de réunir ce qui a été séparé, de réconcilier le ciel et la terre, de redonner une dignité ontologique à la matière. Contrairement à Platon, penseur de l’hypostase, Aristote s’est beaucoup intéressé à la matière. Ses traités sur le mouvement des animaux, sur la génération et la corruption sont là pour en témoigner. Pour Aristote, réhabiliter la matière ne signifie pas pour autant reléguer la forme. Elle conserve dans sa métaphysique un statut évidemment supérieur à celui de la matière. La forme demeure le principe (archè) ou encore le souffle (psuchè) de toute chose. Ce qu’Aristote veut mettre en avant, c’est la complémentarité des deux natures, des deux substances.

Cette logique d’union n’est donc pas sans rappeler la vision phénoménologique du monde. Aristote envisage les étants comme bâtards, comme affublés d’une double nature. L’étant aristotélicien est un composé hylémorphique, c’est-à-dire un composé de matière (hulè) et de forme (morphè).  Dans le De Anima, Aristote dit explicitement « L’âme n’est donc pas séparable du corps tout au moins certaines parties de l’âme […]. Cependant rien n’empêche que certaines autres parties, du moins, ne soient séparables, en raison de ce qu’elles ne sont les entéléchies d’aucun corps. » Pour Aristote, la matière inerte est littéralement « informée ». Il faut imaginer des formes tombant du monde supralunaire pour délimiter la matière et la faire exister. Car chez les Grecs, il n’y a d’être que s’il y a une limite, un contour, une forme. La matière inerte est confuse et n’existe pas à proprement parler.

Aristote phénoménologue ? Il n’est pas absurde de le penser même s’il faut rappeler que la pensée grecque est très éloignée de celle de la modernité puisqu’elle n’a pas encore vu naître la subjectivité.  De plus, il existe chez le Stagirite le concept de substance séparée, le monde de l’éther et du premier moteur. Mais Aristote ne dévalorise pas le monde terrestre, il décrit sa complexité, son hétérogénéité et cherche à rendre compte, déjà à sa manière, de l’être apparaissant. Car si son analyse des étants demeure à proprement parler métaphysique, c’est-à-dire qu’il le définit par des catégories abstraites, en dernière instance il aboutit au caractère indépassable du composé. Le composé hylémorphique, ce n’est pas seulement la matière et la forme, c’est plus. Aristote avait déjà compris que le tout excédait la somme des parties. Ce qui compte pour lui comme pour Merleau-Ponty, c’est la pensée de l’union.