Alasdair MacIntyre : la défection d’une éthique des vertus

La défection ou l’oubli d’une tradition des vertus dans le débat moral contemporain est porteur d’une angoisse insoluble. L’analyse macintyrienne laisse filtrer un état d’incompréhension théorique et pratique, un dialogue de sourds au sein duquel chacun choisit des prémisses différentes pour tenir une position normative, et « c’est précisément parce qu’il n’existe dans notre société aucun moyen établi de trancher entre ces prétentions que le débat moral semble nécessairement interminable ».

Alasdair Macintyre
Alasdair MacIntyre

 En effet, ce moyen échappe aux théories modernes, soit par amnésie partielle (Kant par exemple, pour qui la volonté rationnelle remplace une nature humaine reléguée au simple aspect « physiologique non rationnel de l’homme ») ou totale (Nietzsche en tête de liste, même si il n’a fait, au fond, que radicaliser le volontarisme des Lumières par conversion de la morale en simple manifestation de ma volonté – cette volonté de puissance primitive purgée de son auto-nomie – ; ou encore la théorie émotiviste pour qui tout jugement moral n’est pas autre chose que « l’expression d’une préférence, d’une attitude ou d’un sentiment »).

Quelle personne dois-je devenir ? Voilà une question de plus en plus difficile. Pourquoi ? Parce que nous avons perdu l’arrière-plan offert par la théologie, mais aussi, et plus profondément encore, parce que nous avons oublié – alors que notre langage en conserve des traces – la structure de base d’une éthique des vertus d’obédience aristotélicienne. Voici la base de cette structure éthico-métaphysique qui, au fond, se rapproche d’un schéma théologique : « une opposition fondamentale entre l’homme tel qu’il est et l’homme tel qu’il pourrait être si il réalisait sa nature essentielle » ; l’éthique étant une science (un savoir) permettant « aux hommes de comprendre comment ils passent du premier état au second ».

Ainsi, l’homme dispose, dans l’éthique aristotélicienne, de trois éléments pour s’orienter moralement : « une conception de la nature humaine telle qu’elle est, la conception des préceptes de l’éthique rationnelle et la conception de la nature humaine telle qu’elle pourrait être si elle réalisait son telos ». Cette articulation de facture classique se perd lorsque nous inclinons vers l’idée « qu’aucun raisonnement valide ne peut passer de prémisses entièrement factuelles (être) à une conclusion morale ou évaluative (devoir être) ». Or, il existe des concepts fonctionnels qui tirent leurs prémisses factuelles des fonctions évaluatives. Par exemple : « des prémisses factuelles comme « son rendement par hectare est meilleur que celui de tous les fermiers de la région » (…) et « son bétail gagne tous les premiers prix dans les concours agricoles », on peut tirer une conclusion évaluative valide : « c’est un bon fermier » ». Et, bien sûr, les conceptions classiques et médiévales « utilisent au moins un concept fonctionnel central, le concept d’ « homme »comme doté d’une nature essentielle et d’une fonction ou but essentiel ». Dans cette tradition les énoncés moraux sont appréhendés en terme de vérité ou de fausseté.

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Aristote

La défection d’un tel concept fonctionnel roule inévitablement sur un changement de contexte social : une tradition des vertus implique que l’homme s’incarne dans un rôle social bien ancré, lui enjoignant d’agir de manière à ce qu’il exécute sa fonction de la meilleur des façons possibles. C’est seulement « quand l’homme est conçu comme individu indépendamment de tous les rôles qu’ « homme » cesse d’être un concept fonctionnel ». Il s’agit d’une première conception homérique des vertus fondée sur « une qualité dont la manifestation permet à un individu de faire exactement ce qu’exige son rôle social ». Une deuxième conception purement aristotélicienne raccroche les vertus non plus « aux hommes en tant qu’interprètes de rôle sociaux, mais en tant qu’hommes », en tant qu’espèce humaine à laquelle correspond une nature spécifique. Enfin MacIntyre dégage une troisième et dernière théorie des vertus : celle utilitaire de Benjamin Franklin (la vertu doit mener à la réussite ; elle devient un moyen externe et non interne, c’est-à-dire un moyen dont la fin peut-être définie indépendamment de la définition du moyen).

L’auteur tentera d’extraire l’unité conceptuelle centrale de ces trois théories des vertus en se référant à un « exposé de certains traits de la vie sociale et morale » et, à cette occasion, marquera une distance avec l’éthique d’Aristote incapable de voir la tradition à ses pieds : « la notion de tradition repose (…) sur une théorie de la connaissance fort peu aristotélicienne, selon laquelle chaque théorie particulière, chaque ensemble de croyances morales ou scientifiques n’est intelligible, et éventuellement justifiable, que comme membre d’une série historique ». Reste encore à voir comment MacIntyre prétend sédimenter cette unité conceptuelle et ainsi dévoiler l’agent actif ou le moteur d’une tradition des vertus surplombant ses différentes théories (théorie homérique, aristotélicienne et utilitaire).