Maine Océan de Jacques Rozier : œuvre philanthropique méconnue

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Jacques Rozier

On dit d’un film ovni qu’il est matière au chef d’œuvre dès lors qu’il touche et imprègne la substantifique moelle du spectateur. Là, saisi, il aimerait vivre dans, et non à travers, le film. Maine Océan est de cette trempe. Avec cette œuvre monstre, Rozier a réussi à saisir la vérité, la matière brute, sous ses yeux, de l’humanité. À la manière d’un jardinier qui sublime ses plantes, les regarde vivre, il sait capter avec attention la subtilité du « mouvement ». Cependant le film reste, encore aujourd’hui, seulement connu par les cinéphiles.

Ces caractéristiques sont à rapprocher d’un autre grand film philanthrope : Le Passe Montagne de Jean- François Stévenin, qui est à l’instar de son mentor, un doux survolté. Chacun des personnages principaux marmonnant, se débattant avec le froid du Jura, les verres de vin rouges et les distances humaines. Ils montrent là une France très peu vue au cinéma, loin, très loin d’avoir l’ambition d’une fresque sociale.

Un territoire magnifié 

Cette France magnifiée, on a pu la saisir chez le naturalisme propre de Pialat ou dans la douceur lyrique de Tati, mais celle qui est captée par Rozier est plutôt à rechercher du côté de chez Renoir (dont il fut assistant) : amoureuse de ses contemporains. C’est la France rurale, celle que le commun des mortels ou non-provincial décrit par « la France de Depardon ». Loin de moi l’idée de démonter la grandiose œuvre du Raymond mais plutôt de la rapprocher de celle du Jacques.

En effet, Rozier depuis ses premiers films réalistes (Rentrée des Classes, Blue Jeans, Adieu Philippine) ou déjà teint d’une imagination remarquable (Du Côté d’Orouët), n’a cessé de montrer ce que Depardon a toujours voulu raisonner : dès lors que le contrôleur, le simple paysan ou le marin ne veut plus faire le contrôleur, le simple paysan ou le marin, la comédie s’enclenche et le régime comique délivrée par la situation rend au film un équilibre philanthropique proche de l’humanisme. Cette mécanique découle d’un simple fait : le beau est devant nous et non pas fantasmé.

Plaidoirie efficace ?
Plaidoirie efficace ?

Aussi, Rozier sait rendre hommage aux professions rurales de par la direction comique qu’il insuffle aux simples second rôles, sans jamais les ridiculiser : les non-professionnels (pour tous marins à l’Ile d’Yeu) revigorent le film et lui donne toute son humanité et sa hauteur de ton. Là où Renoir rendait ses rôles secondaires d’une importance cruciale au récit, tous comédiens, en théâtralisant tout, Rozier se sert de ce qui l’entoure pour construire sa mise en scène. Fin observateur du paysage dans lequel il évolue, il donne arme à cette population qu’il admire. De ce fait, il peut rendre la simple prestance comique d’un officier de gare émouvante, l’humanisant jusqu’à son incarnation.

Cette volonté de comique est renforcée par une teinte mystique. En effet, chacun des personnages cherchant un ailleurs, voulant se créer un nouveau rôle : lorsque l’avocate plaide dans le train avant de mal le faire au tribunal, le marin devenant son propre avocat par la force des choses ou lorsque le contrôleur Gallec (génial Bernard Menez) se voit déjà roi de la Samba à New York.

Cette inversion des rôles prouve ce besoin ardu d’égalitarisme : en se détournant de leurs propres rôles et en incarnant celui de leurs collègues, les protagonistes provoquent l’empathie. Ainsi, le tourbillon de l’humanité n’est plus un simple jeux mais il devient le socle d’un tout. En posant cette base, Rozier nous montre qu’il n’est pas moraliste mais qu’au contraire, il se met à hauteur de son contemporain.

La fin des barrières, début d’un nouveau langage

Ainsi, Maine Océan est affaire de compréhensibilité. Et ce, dès que se pose la question du langage. Déjanira est brésilienne et ne comprend pas le français, Petitgas avec son accent vendéen rustique est presque inaudible. Et pourtant tous se comprennent. De ce fait, le film, en détournant toutes les barrières de langages, se rend encore une fois proche d’une langue simple et humaine. Cette notion est d’autant plus importante qu’aucune langue, aucune frontière ne peut plus les départager, ils deviennent des communicants retrouvés. Là où le film pousse cette logique encore plus loin, c’est lorsqu’il utilise aussi le langage universel, celui qui est compréhensible et rassembleur : la musique rythmique. Le but utopique est d’arriver à créer une société où « tout le monde pourrait dialoguer avec tout le monde ». Analogiquement, il est à l’instar d’un Tati qui voulait supprimer entièrement le parlé afin que seules les images soient explicatives et matière au dialogue.

L’illustration de cette logique est faite lors d’une scène capitale : cette scène amène au film toute son ampleur. Le film atteint alors un paroxysme que l’on mésestimait jusqu’alors. La lueur de joie et d’humanisme du cinéaste est palpable, rendant le spectateur tout simplement ébahit d’assister à une telle harmonie.

Pour remettre les choses dans leur contexte, l’action se dédouble après avoir clairsemée une bonne partie du territoire français en train. De Paris à Nantes, avec détour par Angers (il filme cette compagnie de chemins de fers, où transitent chaque jours près d’un million de voyageurs, en arrivant à magnifier les contrôleurs), les personnages arrivent tous en week-end à l’Ile d’Yeu – cette petite île de vacances – afin d’y célébrer de quelconques retrouvailles et d’y régler certains comptes.

Fin de soirée houblonnée
Fin de soirée houblonnée

S’ensuivent péripéties, puis on les retrouve se tombant bras dessus-bras dessous, lors d’une scène de repas où forcément le grammage intense a fait son effet : l’un parlant d’un métier qui tue (contrôleur de train) ou l’autre s’excusant de sa trop quotidienne brutalité. Et lorsque débarque l’imprésario de la Brésilienne, la mécanique démarre : au sommet de la nuit c’est la fête, celle qui est rêvée, tant attendue, celle houblonné aussi, humidifiée par les vapeurs d’alcool mais aussi d’humanité.

En effet, il n’y plus aucun langage, la communication n’est plus que corporelle, se faisant écho. Une prophétie se déclenche alors : ça tournoie, ça chante, ça devient roi de la nuit pour un instant. Celui que l’on ne sait pas durable. Mais la joie est tellement pénétrante que la fureur est transcendante. Cette fête improvisée s’étire jusqu’à ce que l’émotion arrive, brutale, magique et euphorique.

Là est toute la maîtrise de la pensée philanthropique de Rozier : il laisse perdurer ces moments d’harmonie pétillants, de grandes vagues de bonheur et d’irréalité. Laissant les protagonistes se débattre dans un ailleurs magnifié, sorte de monde parallèle où tout est de l’ordre du possible : chacun s’entend à sa guise par delà les classes sociales ou les barrières de la langue. Ici, tout est résolu. Cette métaphore de la vie avançant avec difficulté, orchestrée depuis le début arrive avec ce point d’orgue. Ce train qui se détourne des principaux problèmes du tout à chacun amène à ce paroxysme de rêve que sait donner la nuit. Et surtout la nuit fêtée. Ainsi, le lendemain ne peut être que cruel.

Cependant cette vision utopique a des limites. Lorsque toute cette euphorie retombe, Rozier change de casquette, en passant du lyrisme au réalisme. Il n’est pas dupe. Tout cela a un temps. Ce pessimisme est toutefois dépassé lorsque cette philanthropie revient poindre le bout de son nez, à l’image de ces pêcheurs qui aident Gallec à débarquer, le transportant de bateaux en bateaux, faisant preuve de la plus grande des générosités. La générosité, c’est la marque de fabrique du réalisateur qui signe là son film le plus abouti, le plus proche de sa pensée.

Une jeune génération complice de son mentor

Ce vieux rêve qui bouge (Alain Guiraudie, 2000)
Ce vieux rêve qui bouge (Alain Guiraudie, 2000)

De nos jours, seuls des cinéastes comme Guillaume Brac (la recherche vaine de l’amour dans Un Monde Sans Femmes) ou Alain Guiraudie (les nudistes de L’inconnu du Lac, les ouvriers de Ce vieux rêve qui bouge) savent faire des films aussi savants et émouvants que ceux de Rozier, en utilisant le territoire français à aussi bon escient. Ils sont les héritiers de cette philanthropie. Mais au contraire de ses poulains, l’œuvre de Rozier est méconnue. C’est pourquoi, à travers leurs œuvres naissantes, ils rendent hommage à son panthéon en s’inspirant de sa thématique et de sa logique.

Car l’œuvre de Rozier se situe sur le cercle des œuvres ovnis des grands cinéastes français faites pour un public large. Citons La Règle du Jeu, Jour de Fête ou encore Les 400 Coups. En effet il n’appartient ni aux films du néant, ceux développés par ces « artistes » misanthropes du calibre d’un Haneke, ni aux films complexes incalculables. En rendant compréhensif le « grand public », ce film se positionne donc comme une œuvre universelle grandiose.

Pourtant, Maine Océan se situe dans un paysage cinématographique qui surpasse tous les genres, tuant à petit feu le cinéma français barbant et irresponsable. C’est ce que tend à faire la jeune génération depuis quelques années déjà – à l’image des films anarchiques de Peretjatko. Mais, pour ne pas finir aux oubliettes, le film doit être vu. Car si on peut le rapprocher de la condition d’un humain – tel qu’il tend à le devenir – on ne voudrait pas, comme terminait Pasolini dans La Ricotta, « qu’il ai fallut qu’il soit mort pour que l’on se rende compte qu’il était vivant » .