Le marquis de Sade : éloge d’une éducation libertine

Le marquis de Sade
Le marquis de Sade

L’éducation est au fondement de la perfectibilité humaine. Comme le souligne Rousseau dans son Émile, « Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. » Elle doit donner à chacun les moyens de parvenir à ses propres fins. Philosophie et éducation ont la même finalité, à savoir, permettre aux hommes de réaliser délibérément leur but. Au XVIIIe siècle, certains penseurs vont se donner pour mission de réveiller les consciences et d’éduquer la jeunesse aux nouvelles découvertes. Cependant, le régime monarchique centralise tous les  types de pouvoirs et la religion est omniprésente. Celle-ci influe à tous les niveaux de la société. Il n’y a alors pas de place pour  la critique ou l’opposition. Aux yeux de d’Holbach, la religion entoure « la vérité d’un rempart insurmontable ». Elle brime les esprits. Elle emprisonne les théories et les découvertes. Ainsi, elle conserve le monopole du savoir et ne fait valoir qu’une certaine vision de la vérité. La tâche de la philosophie des Lumières va consister à affranchir les peuples du dogmatisme grâce à un principe simple formulé par Kant « Sapera aude! », Ose Savoir!

Sade s’inscrit de manière originale dans cette démarche. Que fait le marquis sinon oser penser et pousser les théories des Lumières jusqu’à leurs limites ? N’utilise-t-il pas son intellect pour se révolter contre les dogmatismes ? Dans Justine ou les malheurs de la vertu, il s’élève contre les institutions et les dogmes de la société dans laquelle il évolue.

Le marquis de Sade a été très influencé par le Baron d’Holbach, La Mettrie, Schelling ou encore Buffon. D’après Cardine Warman, Sade a transposé ce que Buffon a dit sur la découverte de Newton: « la loi générale de l’attraction commune à toute la matière ». Il précise que cette loi est applicable à tous les niveaux. L’attraction anime tout l’univers. Le marquis a repris ce principe en l’appliquant aux êtres humains. Dans Justine ou les malheurs de la vertu, il montre que les hommes sont mués par le désir, l’attraction. Les personnages du roman sont dirigés par leurs passions. Ils n’écoutent qu’elles. Le désir est le moteur des libertins. De ce postulat, Sade tire un matérialisme soumis à la nature. Dès ses premières rencontres, Justine se voit expliquer que l’homme doit remplir les tâches que la nature a prévues pour lui. Le brigand Cœur de Fer lui démontre que si l’Homme ne réalise pas les fins de la nature, il l’outrage et devient inutile. Mais Justine (ou Thérèse) ne veut pas sacrifier sa vertu. Elle veut rester pure. Il lui répond alors que la sagesse est chimérique, que la raison du plus fort est toujours la meilleure. De plus la nature a pensé à tout. Il va ainsi faire l’éloge de la sodomie qui préserve « le temple » et évite toute procréation. Il ajoute que cette pratique n’est aucune offensante puisque la nature l’a permis . L’attraction est violente, cruelle. La nature est composée de corps et est organisée par des forces opposées qui s’entrechoquent, se pénètrent.

JustineBien que Justine ne souhaite pas cette attirance, son corps y est soumis. Elle n’a pas d’autre choix que de passer d’un désir violent à un autre. La violence est justifiée par la nature et le matérialisme. Elle est donc nécessaire car elle vient de la nature même. Sade ne la considère pas comme un mal. Il en arrive même à justifier le meurtre. Justine va rencontrer le Comte de Bressac. Cet homme hait sa tante et projette de la tuer. Il essaie de convaincre Justine que ce geste n’est pas aussi grave qu’il y paraît. Pour lui « le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme », « toute forme est égale à la nature ». Il considère que la matière ne fait que changer de forme. Il estime que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». À ses yeux, la destruction est nécessaire à la nature car elle permet de créer à nouveau. Pour le Comte, c’est « l’orgueil » de l’homme qui érige le meurtre en crime. C’est parce qu’il se croit unique, irremplaçable et important qu’il  le condamne. La nature en nous donnant la capacité de tuer se sert de nous pour arriver à ses fins. Pour lui, la nature n’est pas outragée par le meurtre, alors pourquoi le sommes-nous? Comment une société peut-elle exister avec une telle vision de l’homme et de sa nature ?

La société sadienne est un état de guerre permanent. Sade à travers le personnage de Cœur de fer, prévient que cet état est celui de la nature et qu’il est normal que nous le reproduisions. Il va par conséquent à l’encontre des philosophies naturalistes comme celles de Rousseau ou Hobbes. La société sadienne est basée sur le vice et la satisfaction de toutes les passions. Elle n’est pas basée sur la vertu, la gentillesse, la charité ou encore une volonté de se protéger. A travers Cœur de fer, Rodin ou Dubois, il met en évidence les valeurs sur lesquelles une société devrait se fonder : le vice, l’égoïsme, l’intérêt. Pour lui, l’homme est naturellement envieux, cruel, despote. Il désire tout avoir et recherche la confrontation. Par nature, l’homme possède des vices. La société ne pourra par conséquent, être uniquement vertueuse. Tout le monde est vicieux (plus ou moins fortement). Lorsque nous réalisons nos penchants  pour le vice, nous éprouvons du plaisir. Toute la société est basée sur une sorte de libre circulation des vices. Même si quelqu’un nous porte préjudice, celui-ci sera contrebalancé par le plaisir que nous en retirons lorsque nous portons à notre tour préjudice.

La Fable des Abeilles de Mandeville

Sade prône donc pour un état de totale licence où chacun s’épanouirait dans le vice et le plaisir. On peut rapprocher cette théorie de la thèse de Mandeville développée dans La Fable des Abeilles. Pour Mandeville, il faut pour constituer une société prospère, des qualités ignobles et abominables. On ne peut pas fonder une société qu’avec de la gentillesse. On ne peut vouloir en même temps l’opulence et la vertu. Mais la vertu peut émaner des vices. Ils sont utiles mais en vue d’un certain bien qui en découlera. Il y a déjà ici un point de différence avec Sade. Certes les vices sont utiles mais ils ne sont pas une fin en eux-mêmes. Les vices privés contribuent au bien public. Contrairement à Sade, Mandeville envisage une correction pour les vices les plus préjudiciables, qui n’apportent rien de bien à la sphère publique. Chez Sade, comme nous l’avons déjà remarqué, le domaine public n’existe pas. L’autre est considéré comme un objet me permettant de satisfaire mon envie personnelle et donc aucune régulation n’est envisagée. Si Sade et Mandeville ont une démarche commune en plaçant les vices au centre de leur système, leur but est différent. Mandeville les considère comme un moyen de parvenir à une société prospère tandis que Sade les envisage comme une fin devant réaliser et contribuer au bonheur (compris comme réalisation du plaisir) de l’homme. On peut penser que Sade a lu Mandeville et a poussé sa théorie à l’extrême. La société sadienne est aussi une société où l’homme ne rompt pas avec sa part d’animalité. On se retrouve par conséquent dans un état de licence où la seule chose qui peut épargner une vie est son utilité.

Mandeville
Mandeville

Une société illustre parfaitement l’idéal sadien : le couvent Saint Marie des bois. Les femmes sont choisies, triées et une fois leurs désirs assouvis, ils n’ont plus d’intérêt pour elles ; ils les tuent. Ce type de société est amené à devenir une jungle où règne la loi du plus fort. Pour Sade la société dans laquelle nous vivons est une société de faibles, de masse, où l’homme est emprisonné dans des conventions qui ne font que le soumettre et le brimer. Mais la société n’est pas seule responsable de cette insupportable soumission. Une autre institution est remise en cause, c’est le christianisme et la religion elle-même. Qu’est-ce que Sade reproche à la religion, en quoi considère-t-il qu’elle est destiné aux faibles ? N’y a-t-il pas un seul principe qui trouve grâce à ses yeux ?

Sade s’inscrit dans la lignée du baron d’Holbach et de sa critique de la religion. Il en vient même à le plagier notamment dans son discours Français, encore un effort si vous voulez devenir républicain, lorsqu’il reprend mot pour mot le Baron :  « d’un être ami de l’ordre et dans le gouvernement duquel tout est en désordre ». Cette assertion se trouve textuellement dans Le bon sens puisé dans la nature au paragraphe 27, ce qui montre que Sade a retenu les enseignements, les thèses de d’Holbach et qu’il a voulu les transmettre à son tour. Sade prône un athéisme violent, loin du déisme mondain de l’époque. Pour lui, seul le matérialisme délivre les hommes des craintes superstitieuses À travers ses différents personnages, il nous fait partager et essaie de nous éduquer à son athéisme. Cœur de fer nous explique que les hommes sont effrayés par les phénomènes et ont besoin de croire en quelque chose de grand. C’est parce que les hommes ont peur que la religion se maintient. Pour lui c’est le moyen  que les faibles ont trouvé pour essayer de se protéger des plus forts.

Sade pense que le bien et le mal sont nécessaires, il ne condamne ni l’un ni l’autre. Ils font partie de l’équilibre de la nature. Si Dieu condamne et punit fortement le mal, pourquoi l’avoir mis en l’homme? Mais en même temps si tout est pour le mieux, Dieu n’a plus rien à faire alors il devient inutile. Cœur de fer pense que Dieu possède en lui même sa contradiction. Il se réfute lui-même. Pour Sade, Dieu ne peut exister que pour les  faibles qui n’ont pas d’autre recours que de se cacher derrière lui en invoquant la tolérance et la charité. Si la religion ne peut pas non plus servir de principe, est-ce que la vertu, la morale le peuvent?

Les personnages de Sade sont tous (excepté Justine) des libertins. Le libertin est un affranchi. Un homme libre de tout dogme, il agit comme il l’entend. Mais cette libération est-elle forcément positive? La vertueuse et ingénue Justine, après la mort de ses parents est séparée de sa sœur. Elle se retrouve dans un monde hostile où elle est sans défense. Après une vie idyllique, insouciante, elle va se heurter à la vie extérieure, au réel (on peut noter une ressemblance avec le conte philosophique Candide de Voltaire). Elle va passer de libertin en libertin connaissant un crescendo dans le vice et la cruauté. Elle va malgré tout rester fidèle à ses principes. Tout au long du roman, elle va avoir la preuve que le vice est récompensé et que la vertu est généralement condamnée. Elle va essayer de rester pure mais sa chasteté va être prise par un homme qu’elle a sauvé de Cœur de fer et sa bande. Sa vertu physique est complètement bafouée mais son esprit ne se laissera pas salir même si on peut remarquer que parfois Justine éprouve un certain plaisir dans le voyeurisme.

Être victime des libertins revient à devenir un objet. L’autre n’est plus considéré comme un être humain. Il ne sert qu’à satisfaire les besoins et les envies des autres. Aux pages 202-203, Sade emploie d’ailleurs à de multiples reprises le terme « objet ». Le libertin agit en totale opposition avec le concept kantien qui est de traiter les autres comme une fin et jamais comme un moyen. Justine devient ainsi un objet qui se laisse faire, elle devient passive. La vertu est à chaque fois anéantie. Cœur de fer considère que l’on n’agit jamais par vertu mais toujours pas intérêt. Dubois surenchérit en disant que la vertu est un principe de riche. Seuls ceux qui sont à l’abri du besoin, de la faim, du danger peuvent se permettre d’avoir une telle attitude. Il n’y a pas de mérite à être bon quand on a tout ce dont on a besoin. La nature nous a crée égaux à l’origine et si l’on ne l’est plus, il est dans notre droit, voire dans notre devoir d’y remédier.

On pourrait penser à première vue, que les femmes sont les victimes exclusives des libertins. On pourrait même être amené à penser que Sade cultive une haine viscérale des femmes comme l’explique Michel Onfray dans son livre Le souci des plaisirs, construction d’une érotique solaire. Pour lui Sade reprend « la névrose chrétienne de la haine des femmes ». Il penserait « le corps des femmes comme des outres à spermes, des réceptacles à ordures, des réservoirs à sanies… ». Il fait du marquis un misogyne qui pense que les femmes sont inutiles et inférieures. Il est vrai que le corps est complètement désacralisé chez le marquis mais cela ne concerne pas que le corps des femmes. Le corps des hommes peut être tout aussi bien utilisé que celui des femmes. Les hommes non libertins et faibles servent autant aux jouissances des libertins que les femmes. Dans Les cent vingt jours de Sodome, les fantasmes et les rituels sexuels sur les hommes sont présents. Onfray les cite lui-même : « réduire un homme à l’état de tronc et le sodomiser chaque jour pendant une année, se faire attacher à une échelle puis transpercer des testicules avec des aiguilles d’or », « il pèle un jeune garçon, le frotte de miel, et le laisse ainsi dévorer aux mouches… » Du moment où les êtres sont faibles, ils sont soumis aux désirs des autres sans distinctions.  Il ne donne pas le monopole de la jouissance aux hommes. Si une femme, comme par exemple Juliette, peut et arrive à ses fins en utilisant les hommes, elle le peut.

Sade défenseur paradoxal de la jouissance féminine

00775La jouissance des femmes n’ est pas brimée, elles peuvent jouir de la manière dont elles le désirent si elles sont assez fortes pour réaliser leurs fantasmes, leurs lubies. S’il est certes un peu osé de dire que Sade est un libérateur de la sexualité féminine, on peut tout de même convenir que c’est un des premiers auteurs à leur attribuer les mêmes possibilités de jouissance que les hommes et que de ce point de vue strict ceci est un progrès à une époque où la femme est encore très mal considérée par toutes les institutions.

Sade est certes influencé par les idées des Lumières mais il les pousse à leurs extrêmes. Ainsi le matérialisme vient à justifier le meurtre, la nature excuse les crimes et déresponsabilise les hommes vis à vis de leurs actions. Il ne voit de société juste et égalitaire que si elle est dans un état de totale licence, laissant l’homme agir comme il le souhaite. Il va ainsi réfuter les normes de la société, déclarant que le bien et le mal ne sont que des choses relatives. Être bon ne mène à rien, ce qui importe c’est la jouissance. Le plaisir devient la mesure de toute chose, il est la fin de l’homme. Le monde sadien est celui où les forts règnent et les faibles subissent. La justice n’existe pas, on le voit bien avec toutes les récompenses que les libertins reçoivent dans le roman de Justine. Il n’existe qu’une lutte universelle des individus pour assurer leur jouissance aux dépens des autres. L’œuvre de Sade reprend bien le projet des Lumières certes en le poussant à son extrême mais il réinterprète bien le monde en fonction de la matière (et ses héros en sont bien la preuve), il rejette la religion et ses superstitions et essaie d’établir de nouvelles normes sociales. Ces théories si elles ont peu, voire aucune chance d’être réalisée, ont au moins le mérite de pousser le lecteur à tout imaginer, à réfléchir et même à se rebeller contre certaines idées. Sade ose et essaie de briser toutes les formes de prisons mentales, externes et internes. Il veut faire réagir le peuple à sa situation en l’amenant à se soulever contre le régime absolutiste.

D’après Baudelaire, la révolution est préparée par les voluptueux, mais conduite par des puritains. Il est vrai que l’on ne peut nier l’implication d’un auteur tel que Sade dans la révolution française. Dans la philosophie dans le boudoir, il développe notamment dans son discours Français encore un effort si vous voulez être républicain Il pousse le peuple français à se soulever contre le régime pour gagner sa liberté. En parallèle de son œuvre littéraire qui a pour but entre autre de réveiller les citoyens, il va devenir un membre actif  de la révolution française. Il va être président de la section des piques de la place Vendôme en 1793. Il rédige son Discours aux Mânes de Marat et de Pelletier qu’il lira lors de la cérémonie organisée en hommage aux  martyrs de la liberté. En novembre de la même année, il présenta à la convention, au nom de sa section, une pétition antireligieuse.

La révolution développe une grande hostilité envers la religion. Il faut détruire l’Église comme institution politique et sociale. Mais la lutte contre la religion ne peut se réduire à un point de doctrine : elle est subordonnée au contexte politique. Elle est la traduction d’un décalage de plus en plus marquant entre la société et ses institutions politiques et sociales. La structure féodale est présente sur tout le continent européen. Elle divise la société en trois groupes distincts : les privilégiés de droit (noblesse, clergé), la classe moyenne (la bourgeoisie) et le peuple (les paysans, les travailleurs urbains, les artisans). Ce modèle est entré en décadence face aux transformations de la société civile. « Il semble que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la société civile achève de s’éclairer ». L’absolutisme a eu une action niveleuse à cause de la centralisation. C’est dans la structure que se trouve une des causes de la révolution française. En s’enfermant dans l’absolutisme l’État s’est obligé à ajuster les lois aux mœurs.

L’inexpérience populaire de la liberté politique, la conjoncture économique (le peuple ne pouvant s’enrichir) conjuguées à un mouvement intellectuel fort ont hâté la révolution qui va essayer de réaliser son envie d’égalisation des conditions des hommes. Elle a  ainsi su rallier le peuple à sa cause. La révolution a ainsi déconstruit les institutions politiques et sociales. Elle a détruit les pouvoirs intermédiaires (déjà vacillants sous le régime monarchique) et a par conséquent renforcé plus que jamais le pouvoir central. Les libertins ont donc joué un rôle capital dans le renversement du pouvoir arbitraire et totalitaire car ils ont su faire passer des messages, amener des idées nouvelles et fédérer le peuple en vue d’un même but.