Mort de Jaurès : qui était Raoul Villain ?

Contrairement à ses illustres prédécesseurs dans le domaine du meurtre politique, Raoul Villain ne fut jamais le militant exalté d’une quelconque cause idéologique. Loin de l’image de l’agitateur d’extrême-droite à laquelle semblent vouloir le réduire les récits contemporains, il était avant tout un jeune homme de son siècle, à travers qui s’exprimaient les grandes idéologies et les forces politiques de son époque.

jaurès
Jean Jaurès

Né en 1885, Raoul Villain est un jeune homme issu de la bourgeoisie conservatrice rémoise. Sa jeunesse ne laisse entrevoir aucun signe particulier d’excentricité ou d’un quelconque tempérament enclin au fanatisme. Les nombreux témoignages qui seront recueillis au cours de l’enquête dont il fera l’objet après son passage à l’acte laissent penser qu’il était plutôt quelqu’un de réservé, sans doute timide, et soucieux de ne pas se faire remarquer. Dans le dossier établi par la police nationale sur ses jeunes années, on apprend qu’il était « un jeune homme très sérieux, très doux et parfaitement bien éduqué », et qu’il « n’avait aucune mauvaise fréquentation, n’allait ni au café ni aux spectacles ». Derrière l’euphémisme, il faut comprendre qu’il ne côtoyait pas les prostituées et n’était pas bagarreur.

C’est après un très bref service militaire à Bar-le-Duc à l’âge de 21 ans que la personnalité du jeune homme commence à évoluer. Réformé après un an à peine d’engagement, il commence à manifester des signes d’instabilité. Rennes, Reims, Strasbourg, Paris, puis Londres, la Grèce… ses pérégrinations laissent supposer le manque d’attaches dont il souffre. Les contacts qu’il entretient avec sa famille se font rares, ce dont témoignera son père par la suite. Cependant, il termine ses études avec succès, et occupe même pendant un temps un poste de surveillant au collège Stanislas, où il prépare son baccalauréat. Rien ne permet donc de faire de lui un marginal déclassé qui, davantage poussé à la violence par les inclinations impulsives de son caractère que par ses convictions morales et politiques, aurait commis un acte de folie vaguement enveloppé d’idéologie. Raoul Villain n’est pas un Ravaillac.

Loin d’être un intellectuel, il n’en est pas pour le moins inculte, et s’intéresse de près à l’avenir politique de son pays à partir de cette période. Refusant de choisir entre le marxisme d’un côté et le nationalisme de l’autre, le mouvement fondé en 1894 par le journaliste Marc Sangnier, le Sillon, retient l’attention du jeune homme. Dans la ligne du ralliement de l’Eglise à la République scellé par la publication de l’encyclique Rerum Novarum par Léon XIII, le mouvement rassemble les chrétiens de gauche qui œuvrent au rapprochement entre l’Eglise et les ouvriers. Parmi les nombreux adversaires de ce rassemblement d’un nouveau genre, l’on trouve à l’époque tout ce que la droite compte de nationalistes, mais également de monarchistes, ou encore des personnalités comme Charles Maurras. Il est peu probable que Raoul Villain ait manifesté une quelconque forme de sympathie ou d’adhésion à l’égard des thèses défendues par ces derniers. Jusque là, il demeure avant tout un jeune catholique convaincu de sa foi plutôt que de son engagement politique, et sensible à l’avenir du catholicisme, de l’Eglise et de la France.

La condamnation du Sillon par le Vatican en 1910, après un soutien pourtant appuyé du Pape Pie X, permet de mieux comprendre la ligne suivie par Raoul Villain : il décide de quitter le mouvement. Avant d’être militant politique, il est surtout un catholique fidèle à l’Eglise et au chef de celle-ci. Ses proches constatent à la même période une exaltation très nette de sa foi, lui qui n’a pourtant guère connu de ferveur familiale particulière dans ses jeunes années. Son anti-marxisme devient de plus en plus violent, mais, à la différence des tendances de l’époque, il paraît davantage motivé par le rejet du matérialisme et l’attachement à la spiritualité catholique que par un véritable refus de la doctrine communiste. Raoul Villain est amoureux de la patrie, et adhère entièrement aux valeurs de défense du pays telles que les exaltent notamment les groupes revendiquant la restitution de l’Alsace et la Lorraine. Petit à petit, à l’image du débat national, il glisse d’une défense des intérêts français vers une hostilité de plus en plus exacerbée envers ceux qu’il appelle « les ennemis de l’intérieur ». Son patriotisme ne tolère pas l’absence de soutien envers l’armée dont font preuve plusieurs leaders politiques qui refusent la course à la guerre. Parmi eux ne se trouvent  pas exclusivement des hommes de gauche, preuve que la seule conviction politique portée par Raoul Villain est celle de la défense de la nation par la guerre, et qu’il n’était pas un militant partisan. Le radical Joseph Caillaux, pacifiste prônant la convergence économique, financier et industriel entre la France et l’Allemagne pour éviter la guerre, et défenseur d’un « rapprochement par le haut », pendant libéral de la fraternité des peuples jaurésienne, sera ainsi persécuté par les mêmes détracteurs qui s’opposaient au Sillon, jusqu’à être condamné par la justice pour trahison envers la France. L’effacement des frontières partisanes classiques au profit d’une Union Sacrée ravage sur son passage tous les opposants à la guerre, libéraux ou socialistes. Le meurtrier de Jaurès n’avait rien d’un révolutionnaire, et son geste, loin d’être subversif, ne fit que porter le coup fatal, ultime aboutissement d’un mouvement dont la France toute entière accompagnait l’élan. Raoul Villain n’était pas un Caserio.

Raoul Villain
Raoul Villain

Si Jean Jaurès fut la cible de Raoul Villain, c’est avant tout parce que l’orateur socialiste était devenu une figure de premier plan dans le débat national. Refusant que des ouvriers et des paysans français aillent massacrer des paysans et des ouvriers allemands, l’internationalisme qu’il promeut suscite de nombreuses agitations. En 1913, il se fait le porte-parole de l’opposition à la loi des Trois Ans, qui entend rallonger la durée du service militaire en vue d’un éventuel conflit armé avec l’Allemagne. Comme dans tout climat belliciste, la voix des pacifistes peine à se faire entendre, et des accusations de trahisons, de complicité avec l’ennemi ou de lâcheté sont formulées avec virulence contre ceux qui appellent à la réconciliation. Raoul Villain est un opiniâtre défenseur de l’armée, et voit en Jaurès l’incarnation même du défaitisme et du péril de la nation française. Après avoir commis son geste, il qualifiera, au cours de son procès, Jean Jaurès de  «  grand traître de l’époque de la loi de Trois Ans, (…) grande gueule qui couvrait tous les appels de l’Alsace-Lorraine. », témoignant ainsi de la haine vivace que déclencha en lui le combat mené par le camp pacifiste contre l’engouement militariste.

Le vendredi 31 juillet, aux alentours de 21h40, Jean Jaurès dîne non loin de la rédaction de « L’Humanité », dont il est rédacteur en chef. Il s’est assis dans la grande salle du Café du Croissant, où les journalistes du quotidien ont leurs habitudes, dos à la fenêtre que l’on a ouverte pour y laisser pénétrer un peu du vent d’été parisien. Raoul Villain surgit, tire deux balles à bout portant sur le crâne de l’homme qu’il suivait depuis plusieurs jours. La seconde le tue. Il est rattrapé au niveau de la rue Réaumur par l’un des camarades de Jaurès qui l’immobilise et le livre à la police. En détention préventive durant la totalité du conflit, Raoul Villain n’ira donc pas faire cette guerre qu’il désirait si ardemment, et ne perdra pas la vie aux côtés des 1 300 000 soldats français morts sur le champ de bataille.

En mars 1919, son procès s’ouvre alors même que l’euphorie de la victoire habite encore les esprits et que le patriotisme revanchard triomphe à Versailles. Dans les pays vainqueurs, les pacifistes d’avant-guerre sont tournés en dérision, voire même condamnés par la justice. Jaurès, partisan de la grève générale pour contrer la logique mortifère d’un conflit entre les peuples, aurait sans aucun doute subi le même sort. L’ombre de sa défaite morale plane sur la cour d’assises de la Seine : le cadavre a des torts que l’Histoire ne veut pas pardonner, et son assassin, empli d’une bonhommie touchante lorsqu’il se confond en excuses auprès de la veuve de Jaurès, devient presque le sauveur de la guerre. Il est celui par qui le péril pacifiste a été écarté.

Dans les jours qui avaient suivi l’assassinat de Jaurès, le président du Conseil, René Viviani, réputé à gauche et cofondateur de l’Humanité, avait craint un soulèvement populaire, une révolte contre la guerre, une grève générale spontanée des ouvriers pour honorer la mémoire posthume de celui qui la défendit avec autant d’acharnement. Lui qui avait promis à son ancien camarade de tout faire pour sauver la paix, avait finalement annoncé la mobilisation et déclaré la guerre quelques jours plus tard, une fois certain que la mort de celui-ci annonçait les ultimes ralliements au patriotisme de combat. L’Union sacrée, des socialistes aux nationalistes, eut raison des espoirs de paix. Ce sera un autre socialiste qui trahira les idéaux de Jaurès pour la seconde fois lors de ce procès. Raoul Villain est en effet défendu par Alexandre Zévaès, homme de tous les combats et de toutes les défaites. Ancien marxiste, puis partisan du faux héraut de la Commune Jules Guesde, devenu socialiste avant de se reconvertir dans le socialisme-nationalisme, se réclamant communiste, il finira emprisonné par les Allemands en 1940. Le procès de Raoul Villain est la preuve même que les ennemis de Jaurès se trouvaient peut-être davantage à gauche, et parmi les socialistes, que dans le camp adverse.

Ce procès est l’événement à l’aune duquel se mesure l’accablante hypocrisie des hommes politiques de gauche au début du siècle : soudain se révèle leur vocation de rabatteurs, décidés à mener les ouvriers tantôt à l’isoloir, tantôt au champ de bataille, mais jamais à la révolution. Eux qui avaient prêché la lutte des classes et parfois même soutenu la Commune, s’étaient, dans un prompt et curieux revirement, ralliés à l’effort de guerre plutôt qu’à la grève. Après avoir désavoué Jaurès en 1914, ils s’offusquèrent qu’on acquittât Raoul Villain. Mais si ce dernier avait bel et bien tué l’homme, ce furent eux les véritables fossoyeurs de son combat.

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Anatole France

Pour avoir assassiné Jean Jaurès d’une balle en pleine tête, Raoul Villain sera acquitté et condamné à verser un franc symbolique de dommages et intérêts : la veuve du socialiste pacifiste, Louise, se verra alors contrainte de rembourser les frais de justice. Anatole France, patriote exalté d’avant-guerre bien qu’ami de Jaurès, fut l’un de ceux qui comprit le plus rapidement le grand mensonge de l’Union Sacrée, et qui regretta avec le plus de sincérité de s’être fourvoyé. Il publia, après le verdict, un texte demeuré célèbre et dont la profondeur porte encore à réfléchir aujourd’hui sur les véritables racines de la guerre. Celle-ci n’est ni le fruit d’un affrontement entre la gauche et la droite, comme le prouve la présence de bellicistes et de pacifistes dans les deux camps, et encore moins d’une exacerbation des tensions nationalistes: Jaurès lui-même revendiquait son attachement à la nation, comme le fit Marx avant que le sens de ses écrits ne soit dévoyé par les relectures internationalistes des mouvements trotskistes. Anatole France avait parfaitement entendu son ami Jaurès, et avait saisi que la guerre est la défaite de la lutte des classes face à l’impératif de la résignation. «  Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! ». Avec peut-être encore davantage de lucidité et de force, il finit par déclarer : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels ! »