Ce soir (ou jamais !) : Frédéric Taddéï et l’involontaire liberté d’expression

Frédéric Taddéï est devenu en quelques années une figure du non-conformisme télévisuel, notamment grâce à l’émission Ce soir (ou jamais !). Loin d’être une tribune révolutionnaire ou un phénomène iconoclaste du petit écran, ce rendez-vous revendiqué comme culturel est pourtant devenu un véritable moment politique, guetté autant par ses détracteurs scrupuleux que par un public relativement nombreux.

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Frédéric Taddéï

C’est avant tout les qualités d’intervieweur qui doivent être remarquées chez Frédéric Taddéï. Préparé avec une rigueur devenue trop rare, y compris chez les journalistes, le présentateur de télévision et animateur radio donne parfois même l’impression de dépasser ses invités. Excellent dans l’art de l’entretien en tête à tête, il pousse inlassablement les personnalités avec qui il discute à se surpasser, et à s’interroger sur leur propre parcours. Toujours en avance, pressentant les réponses, mais se laissant parfois volontiers surprendre, quitte à dévier du fil directeur de son interview, il démontre que l’érudition et la culture, si elles n’ont pas de valeur en soi, peuvent être le moteur passionnant d’une discussion bâtie autour de l’échange. Sans doute plus brillant à la radio qu’à la télévision, c’est pourtant par le biais de cette dernière qu’il a récemment fait l’objet  de plusieurs attaques plus ou moins honnêtes, et toujours violentes.

C’est surtout grâce à des coups de sang et des débats houleux relayés à l’envie sur internet que Ce soir (ou jamais !) s’est confectionné sa réputation d’émission sulfureuse. Ces moments d’agitation mémorables sont presque toujours l’occasion pour deux personnalités que tout oppose de s’empoigner de manière vive sur des sujets sur lesquels ils semblent irréconciliables. Parmi les bons clients de ce genre d’empoignades, on retrouve notamment Tariq Ramadan, Alain Finkielkraut ou Emmanuel Todd. Pour la plupart, il s’agit d’invités dont le positionnement intellectuel sur les débats de société est à contre-courant de l’opinion dominante dans les milieux médiatiques, sans pour autant s’émanciper totalement du périmètre classique de la pensée politique. De l’extrême-gauche à l’extrême-droite, tout le spectre idéologique de la France est, peu ou prou, passé en revue. En d’autres termes, l’émission de Frédéric Taddéï a des airs de salon littéraire où libres-penseurs et intellectuels s’entretiennent du monde, en se concentrant sur des questions de société hautement conflictuelles – l’animateur assume totalement de vouloir créer le débat. Jusque là, seuls les esprits frileux ont de quoi s’offusquer.

C’est en invitant à quelques rares reprises Alain Soral, Dieudonné ou Marc-Édouard Nabe, considérés pêle-mêle par la critique, et de manière étrangement tardive, comme représentants du même mouvement antisémite, factieux et excessivement dangereux pour la République, que Frédéric Taddéï s’est attiré les foudres de plusieurs associations et de diverses personnalités politiques ou du monde des médias. Il serait tout à fait possible de trancher lapidairement le débat en quelques secondes, en rappelant la rareté extrême de ces invitations en comparaisons avec celles d’intervenants bien plus consensuels – ou tout simplement, en mesurant la proportion infinitésimale de temps d’antenne qu’elles ont cumulé sur l’ensemble des diffusions télévisées de toutes les chaînes publiques rassemblées depuis dix ans. Que l’on s’épargne ce fastidieux calcul : le résultat est certain, Frédéric Taddéï n’a jamais témoigné aucune partialité à l’égard de la pensée désignée comme malade, en accordant, par inconscience disent les plus cléments de ces opposants, ou par « fascisme esthétique », crient les plus féroces, un peu de visibilité à des individus officiellement bannis de la plupart des plateaux et studios.

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Bruno Roger-Petit

Néanmoins, comme le soulignait récemment encore le sinistre Bruno Roger-Petit, chroniqueur au Nouvel Obs, le reproche que lui adressent les ardents gardiens des frontières de la liberté d’expression se fonde moins sur la teneur des propos tenus par ces invités, ou sur leur fréquence, que sur le principe même de donner la parole à des personnes considérées comme notoirement dangereuses. L’ambigüité pourtant flagrante d’un tel qualificatif ne semble pas devoir ébranler les convictions, sans doute honnêtes pour la plupart, de ces apprentis censeurs. Assignant implacablement à leurs adversaires la réputation forcément justifiée puisque connue de tous d’antisémitisme, de racisme, d’homophobie… ils revêtent, sans même s’en apercevoir, le costume de juge de l’opinion. Dans la foule ivre de colère du village médiéval se précipitant chez l’ogre mangeur d’enfant, les voilà impeccablement fondus dans le rôle du chef de file, torche brulante à la main, qui s’aveugle de certitude puisqu’il a l’opinion de son côté. Qu’importent alors le procès, la défense, ou la contradiction. Très récemment, c’est la journaliste Caroline Fourest qui s’est le mieux illustrée dans l’art cruel du procès d’intention, en accusant à son tour Frédéric Taddéï de faire le jeu d’un Marc-Édouard Nabe, invité par surprise sur le plateau de Ce soir (ou jamais !). Elle prétend déceler, dans l’absence de contextualisation de cette intervention, une orientation partiale et sournoise du débat : il aurait fallu, prétend-elle, rappeler les polémiques (pour la plupart dépassées et vieilles de trente ans) entourant le personnage, souligner sa proximité personnelle avec le présentateur, et donner toutes les clefs au téléspectateur effroyablement naïf pour comprendre qui est réellement Marc-Édouard Nabe – puisque celui-ci ne peut pas être uniquement l’écrivain qu’il prétend être. En vérité, pour Caroline Fourest, celui-ci ne doit pas être un simple écrivain. La contextualisation qu’elle appelle de ses vœux est en fait un rappel à l’ordre clairement établi, tant pour l’invité que pour ceux qui l’écoutent. Rappeler les zones d’ombre comme les points lumineux de leur passé est un moyen de mettre en scène les intervenants dans le grand spectacle du débat télévisé, en permettant, avant même que l’un d’eux ait ouvert la bouche, de situer les camps, les positions, les a priori – et donc offrir au téléspectateur le moyen de reconnaître par des signes plus ou moins conscients le bon du mauvais. Schématiquement, il s’agit de désigner « celui de gauche » et « celui de droite », pour que, quel que soit son inclination politique, le récepteur de l’information puisse être rassuré. Notons au passage que sans cette contextualisation qui permet de la situer d’emblée comme défenseuse de la modernité, des femmes et de la liberté, Caroline Fourest serait réduite à devoir convaincre par des arguments solides – position bien moins confortable, et dans laquelle elle décevrait sans doute.

Au fond, c’est bien là que réside tout le problème : contextualiser, c’est déjà juger, et donc délivrer des informations qui pèsent dans le débat. Préciser que l’essayiste qui s’apprête à parler est proche du Front National dans un débat sur la liberté d’expression, c’est le disqualifier d’avance pour une partie de l’opinion, alors même que cette précision est sans rapport direct avec l’objet du débat. Comme le soulignait déjà Pierre Bourdieu il y a vingt ans dans sa conférence « Sur la télévision », en choisissant de mettre en avant un élément au sujet d’un intervenant plutôt qu’un autre, le présentateur de télévision possède un pouvoir supérieur à celui des invités eux-mêmes grâce à leurs arguments. Invité sur le plateau de Frédéric Taddéï en 2009, Serge Halimi avait justement noté le terrible destin du dénonciateur de la manipulation audiovisuelle contraint de s’exprimer à la télévision pour être entendu, et se retrouvant ainsi jugé par ceux-là mêmes dont il critique les méthodes, à l’aide de ces mêmes méthodes. Si Caroline Fourest et les adversaires de Frédéric Taddéï sont si friands de contextualisation, c’est avant tout pour réduire le pouvoir des invités, maintenir la présomption de culpabilité autour de leurs contradicteurs, et conserver leur aura de respectabilité. Tariq Ramadan a lutté pendant de nombreuses années pour que l’on cesse de rappeler son lien de parenté avec le fondateur des Frères Musulmans, non pas par honte ou par réprobation de ce mouvement, mais par simple constatation de bon sens : sans même savoir ce que sont les Frères Musulmans, les téléspectateurs étaient immédiatement alertés de la nature présupposée de l’homme qui allait s’exprimer. Frédéric Taddéï fut l’un des seuls à estimer légitime de ne pas céder à une telle manœuvre. La logique convergente de tous ces procédés vise finalement à réduire autant que possible le poids de la parole au profit de la puissance des symboles. L’identité de l’individu doit primer sur son discours, en prévision du cas sans doute redouté de Caroline Fourest où, bien que musulman ou d’extrême-droite, un invité tienne un jour des propos intelligents et pouvant convaincre. Dans une telle situation de danger, il est alors essentiel que le voyant s’allume et que l’alarme retentisse : ses propos semblent dignes d’approbation, mais ce doit être un leurre, puisque la personne qui les tient est notoirement raciste. La raison et le jugement critique sont des outils bien trop dangereux, et c’est seulement en valorisant l’identité et les symboles que l’on peut assurer la sécurité du débat.

Caroline Fourest
Caroline Fourest

Frédéric Taddéï est devenu malgré lui l’incarnation d’une résistance face à la mise à mal de la liberté d’expression, sans pourtant ne jamais se positionner comme tel, et sans prendre partie dans ce qui semble être la nouvelle bataille idéologique de ce début de siècle. Puisque lui n’a pas changé et poursuit le même objectif d’ouverture du débat que ses prédécesseurs de la télévision des années 1970, l’agitation et l’indignation provoquées par ses émissions ne peut donc être liées qu’à l’évolution des normes de tolérance sur lesquelles la société prend repère. Sans aucun militantisme, et bien plus efficacement que certains virulents défenseurs de la liberté d’expression, il fait se dévoiler, par effet de contraste, la dérive liberticide d’un milieu qui, il y a quarante ans, tolérait entièrement ce qui lui est aujourd’hui violemment reproché. Par un paradoxe assez amusant, les penseurs les plus anti-libéraux se trouvent ainsi contraints de défendre, dans le domaine de la liberté d’expression, une position profondément inscrite dans la tradition libérale de tolérance absolue (y compris à l’égard des propos racistes) – et voilà les avocats de Dieudonné alignés sur la jurisprudence de l’Union Européenne et de la Common Law des Etats-Unis. De l’autre côté, les amoureux de la critique, du droit au blasphème et de la liberté de la presse, d’ordinaire si prompts à défendre les caricaturistes de Charlie Hebdo menacés de représailles par des groupes musulmans suite à la publication de dessins de leur prophète, se mettent subitement à tenir un discours aux antipodes du relativisme qui les caractérise d’ordinaire, et l’on retrouve alors dans leur vocabulaire des concepts contre lesquels la plupart d’entre eux livrent en d’autres circonstances bataille : morale, respect des valeurs, refus du positivisme, principes supra-légaux et dignité humaine.

Comment en est-on arrivé là ? La question est difficilement réductible à une seule explication. Une d’entre elles, cependant, est la plus évidente, et concerne en premier lieu l’affaire Taddéï. Après trente ans d’antiracisme et de pénitence auto-infligée, la France se retrouve désormais sous l’emprise du complexe de la mère divorcée, incapable de résister aux caprices de ses enfants par crainte de les voir lui renvoyer en pleine figure des accusations dont elle s’est déjà trop accablée. Impossible alors d’avoir des principes et de s’y tenir : ce sera tantôt oui, tantôt non. On cèdera aux uns ce qu’on refusera aux autres, tout en courant le risque de voir les différences de traitement alimenter l’idée d’un complot. Un film comique sur l’esclavage sera toléré, mais il faudra qu’il ait son quota de comédiens noirs reconnus pour dissiper tout soupçon de racisme. L’humour sur les Juifs sera réservé à ceux qui accepteront de clamer haut et fort en place publique qu’il s’agit bel et bien de second degré. Plus question d’avoir une morale fixe en matière de liberté d’expression : il n’y aura plus que du cas par cas, tout dépendra du contexte, notamment politique, et du risque potentiel de danger dont il sera porteur. Comme l’on autorise une manifestation si elle ne trouble pas l’ordre public, ou comme l’on interdit à un bateau de quitter le port par risque de tempête, on délivrera le visa pour s’exprimer en fonction du climat ambiant. Le durcissement continu des critères de délivrance de celui-ci n’est donc qu’un symptôme, l’indication d’un baromètre dans lequel doit se lire la tension communautaire exacerbée qui parcourt lourdement et dangereusement notre société.