Correspondance entre Stefan Zweig et Klaus Mann : l’art et l’engagement

Munich, 1925, Klaus Mann (1906-1949), un jeune homme encore inconnu du grand public rédige une courte lettre à Stefan Zweig (1881-1942), l’écrivain le plus lu de son temps, dont l’aura est déjà immense sur le monde littéraire. Cette lettre marque le début d’une correspondance entre deux colosses de la culture germanique et de l’opposition intellectuelle au nazisme.

Stefan Zweig
Stefan Zweig

La relation entre les deux hommes nous offre un regard sur l’histoire en marche et la montée du totalitarisme. Elle nous donne à observer deux hommes réunis par le génie littéraire mais opposés par le caractère. L’Allemand Klaus Mann, fils du prix Nobel Thomas Mann, incarne la hardiesse inconsciente et l’intransigeance d’un jeune écrivain à l’aube de sa carrière, avide de se lancer dans le combat politique. L’Autrichien Stefan Zweig est un homme pétri de modération et de simplicité mais dont la personnalité laisse transparaître une certaine pusillanimité face à l’engagement politique ; car c’est bien cette notion d’engagement qui est au cœur de la relation entre les deux écrivains.

Klaus Mann n’a jamais conçu son rôle d’écrivain autrement que dans l’engagement politique total et dans la défense de valeurs morales et humanistes. La fébrile République de Weimar et la montée du parti nazi ont amené le jeune homme à s’écarter de sa vie légère de jeune bourgeois munichois. Il s’engage alors sur la voie du combat politique pour lutter contre un mouvement qu’il pressent funeste. Du côté autrichien, Zweig semble, lui, d’abord moins lucide face à un mouvement qui bouleverse complètement le jeu politique allemand. Le rapport entre les deux hommes, d’abord marqué par l’admiration respectueuse du jeune Klaus Mann pour son aîné, s’assombrit progressivement au cours du temps. Quand, à la fin de l’année 1930, le parti nazi connaît un grand succès électoral et qu’une grande partie de la jeunesse adhère à ses idées, Zweig interprète avec un certain enthousiasme l’événement, voyant en lui « une révolte de la jeunesse contre la lenteur et l’indécision de la haute politique ». L’intransigeance de Klaus Mann face à ce qu’il appelle « le nationalisme voyou » l’amène à s’opposer à ce jugement bienveillant. Il lui répond publiquement dans la presse mais également personnellement dans leur correspondance : « Votre indulgence pour la radicalisation de la jeunesse me semble aller trop loin. Là je ne peux pas vous suivre. »

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Hitler en 1933

1933, Hitler devient chancelier et l’ordre nazi s’impose peu à peu sur l’Allemagne puis l’Autriche. Le destin des deux hommes se rejoint alors dans l’exil. Le jeune écrivain s’installe en Suisse et décide d’y mener son combat intellectuel en fondant sa propre revue littéraire. Cette dernière, il la veut comme l’âme de la conscience européenne et mondiale face à ce qu’il considère comme la déchéance morale de sa patrie: « Elle s’appellera Die Sammlung et sera bimensuelle – elle manifestera bien sûr un esprit d’opposition, mais sans être axée sur l’actualité politique. Nous souhaitons avant tout que cela constitue un forum pour la jeunesse européenne (si tant est que celle-ci existe encore). Nous voulons aussi avoir des contributions françaises, et le plus d’articles possibles du monde entier. » Il souhaite voir Zweig participer à cette aventure collective mais l’attitude de l’Autrichien est alors fuyante, plongeant Klaus Mann dans la déception et l’amertume face à cette frilosité. Stefan Zweig impose ses conditions et souhaite que « la revue n’ait pas un caractère ouvertement agressif. Par notre existence et notre mise à l’écart, nous constituons déjà en soi une opposition, et il est impossible de discuter avec ces gens-là. » Au regard des premiers numéros de la revue qu’il juge trop engagée et trop politique, Zweig tergiverse et se refuse à entrer dans une opposition frontale étrangère à son caractère : « c’est vous-même cher Klaus Mann, qui avez donné à ce projet un autre visage et à la revue un caractère agressif. (…) Je n’ai pas un tempérament polémique, toute ma vie j’ai écrit pour des choses et pour des gens, jamais contre une race, une classe, une nation ou un homme. »

Deux conceptions de l’engagement

Leur opposition est le symbole d’une rupture générationnelle entre deux hommes et le signe d’une fracture entre deux époques. Zweig est un intellectuel de l’ancien monde, élevé dans le raffinement viennois et la délicatesse intellectuelle de la Belle Époque. Klaus Mann a grandi quant à lui dans le fracas de la Grande Guerre : sa conscience politique s’est forgée dans la violence du débat politique de la République de Weimar. Le combat ne l’effraie pas, au contraire, il s’en délecte et s’en nourrit. Il souhaite monter sur le ring pour se battre avec ardeur. Zweig, devenu lucide lui aussi, ne juge pas moins sévèrement le nazisme mais il souhaite s’opposer au nationalisme hitlérien par ses écrits, en continuant à défendre une certaine idée de la culture, où les frontières s’estompent au profit d’une conscience commune paneuropéenne. Ce refus de l’engagement frontal suscite également l’incompréhension de son ami sincère Romain Rolland : « Je n’imagine pas comment Victor Hugo, à Guernesey, aurait pu se tenir en dehors de la politique ; et, s’il s’y était tenu, je n’aurais guère eu d’estime pour lui… »

Klaus Mann en 1944
Klaus Mann en 1944

En dépit de la défection de Stefan Zweig, Klaus Man continue sa revue et réussit à agréger autour de lui une communauté brillante et hétéroclite d’intellectuels engagés. On y retrouve : Albert Einstein, André Gide, Ernest Hemingway, Aldous Huxley ou encore Léon Trotski… Toutefois, face aux menaces de Berlin d’interdire les œuvres encore autorisées et face à la pression de leurs éditeurs, les écrivains sont nombreux à choisir de cesser leur participation, fragilisant un peu plus une revue déjà en grande difficulté financière. En 1935, Klaus Mann est alors contraint, la mort dans l’âme, de mettre un terme à son aventure journalistique. Il entre alors dans une période personnelle très sombre, faite de désillusions et de désespoir où la drogue et la dépression rythment le quotidien. Il y écrit pourtant ses œuvres les plus marquantes comme Mephisto. Histoire d’une carrière (1936) et Le Volcan (1939). Toujours aussi visionnaire, il est intimement persuadé de l’imminence d’une conflagration mondiale et écrit à Zweig en 1938 : « nous reverrons-nous avant la catastrophe mondiale ? Désormais, moi aussi je la juge inéluctable, alors que je ne voulais pas y croire : surtout après avoir entendu hier cette brute se livrer à une orgie d’insultes sur les ondes. »

Les misères de la guerre s’abattent alors sur l’Europe et contraignent les deux hommes à fuir toujours plus loin : ils quittent le vieux monde pour traverser l’atlantique. Klaus Mann s’installe aux États-Unis. Écœuré par la nouvelle Allemagne, il abandonne sa langue pour l’anglais avant de s’engager dans l’armée américaine comme correspondant de guerre. Stefan Zweig choisit, lui, le charme équatorial du Brésil, un pays dans lequel il trouve un certain réconfort : « Si seulement, on pouvait rester tranquillement ici, au Brésil, dans ce pays enchanteur que j’aime plus que tout autre. C’est vraiment un des derniers bastions de la tolérance, et les gens ici sont d’une bonté naturelle. » Ces mots sont pourtant ceux d’un homme détruit moralement, las de la vie. Cette vie qu’il quitte en 1942 en se suicidant dans une modeste maison du quartier de Valparaiso à Petrópolis, loin de cette guerre insensée et de cette Europe méconnaissable. En 1945, Klaus Mann, lui, verra renaître cette Europe nouvelle et démocratique à laquelle ils aspiraient tous deux, unis par le même rêve humaniste, mais radicalement séparés par leur façon de s’engager face à la violence de l’histoire.