La religion de Balzac ou la seconde vue de Philippe Muray (I)

Il est convenu de voir dans Balzac le père du réalisme français. Avec un ton pamphlétaire qui rejoint l’intention souterraine de la Comédie humaine, Philippe Muray retourne cette lecture parodique de Balzac à la lumière de son illuminisme, recherche de l’Absolu au service d’une esthétique politique et d’une possession romanesque.

"Victor Hugo en mage", par André Gill
« Victor Hugo en mage », par André Gill

De près comme de loin, Balzac ne mérite pas le titre de réaliste. Du moins, dans sa version « Éducation Nationale », encore soumise à son impératif positiviste, et, parfois, hélas, dans sa version universitaire. À cause, peut-être, de son éloge funèbre, on continue de lire Balzac avec des yeux hugoliens. Disons-le tout net : Hugo a voulu enterrer Balzac.

Lors du discours, ce cosmique pèlerin du Progrès voit dans la mort, la « grande mort », le sursaut salutaire, l’« ébranlement religieux  », contre les « esprits dévorés de doute et de scepticisme ». Le grain de terre et la rose sur le cercueil, cela suffisait pour célébrer le rapt mystique de Balzac par Hugo. Un prodigieux décoffrage d’outre-tombe que ce viol qui va.

Si « Balzac est depuis cent ans l’otage de Marx et des marxistes »1, il est aussi l’otage de Hugo d’une façon bien plus stalinienne, si terrible en vérité que même Baudelaire n’a pas suffi pour nous délivrer de son emprise. Il n’est pas excessif de l’écrire, digne de l’apostolat de sa religion romantique où « la mort [est] la grande égalité et […] aussi la grande liberté. », Hugo a profané Balzac en l’assimilant à la race des « écrivains révolutionnaires ».

Or, la vérité de Balzac, ce n’est pas Hugo mais Bernanos, pour son anarchisme blanc, Barrès, pour sa continuation militante et Barbey d’Aurevilly, son fils spirituel. Chez lui, le pamphlet est l’ouvrage remis sur le métier, intériorisé sur la page, calligraphié dans une phénoménologie de l’occulte, par le détail où, dit-on, le diable se loge. Comme Baudelaire, le Mal est au cœur du projet de cette Comédie du diable, où la neutralité et l’indifférence cristallisent l’Enfer qui vient, déjà là. Philippe Muray a tenté d’approfondir cette épopée aux accents d’apocalypse, surtout quand on sait que son auteur entendait achever par la plume ce que Napoléon avait commencé par l’épée.

Le diable du XIXe siècle, de notre siècle, a pour nom occulto-progressisme. Sacralisation de la mort, du sexe et de l’enfance, la religion romantique se prolonge jusqu’à l’Homo Canal +, au point que « sous la méconnaissance générale de l’occulto-socialisme comme essence du 19e, comme dixneuviémité, il y a d’abord la méconnaissance de l’illuminisme du 18e comme inconscient de l’Encyclopédie ». Balzac mérite alors toute sa place, toute sa légitimité d’écrivain apocalyptique.

La religion romantique

Honoré de Balzac, par Louis Boulanger
Honoré de Balzac, par Louis Boulanger

Récit d’une ascension, La Comédie humaine est d’abord la lecture d’une pathologie sociale, d’une menace aussi insidieuse qu’éclatante. Toute recherche de l’absolu obéit à une décomposition méticuleuse du réalisme et de ses prétentions, très XIXe siècle, à remplacer Dieu par l’argent, cet argent qui gangrène tout à mesure que la vie et la pensée se liquéfient comme peau de chagrin.

À cet égard, le projet balzacien repose sur une gigantesque entreprise théologico-politique visant à démasquer le positivisme religieux qui entendrait détrôner le catholicisme, tant sur le plan social que spirituel ; il s’agit pour Balzac de révéler, par le détour de la fiction, la gnose romantique avec laquelle il a maintenu une étroite relation.  D’un côté, le romancier garde beaucoup d’attachement pour les principes du milieu bourgeois auquel il doit son éducation ; de l’autre, il n’hésite pas à s’ériger contre eux en légitimant son autorité d’artiste, désireux de « faire concurrence à l’État-Civil ».

Si Balzac n’est pas romantique, il est traversé de romantisme. Clin d’œil ironique ou seconde vue, il dédie d’ailleurs à son ami Hugo ses Illusions perdues : splendeur et si misérables illusions romantiques ! Il faut s’étonner avec Muray de cette « énigme assez énorme que Balzac se soit mis en dehors de ce qui constituait l’évidence du progrès de l’époque avec comme résultat de se l’approprier par écrit. »2

Nous ne pouvons prendre la mesure d’une telle dialectique sans se souvenir que « le légitimisme de Balzac n’est pas une attitude sentimentale, c’est un légitimiste de raison. »3 Muray fume son époque, et lorsqu’il se grille une cigarette, c’est avec des yeux balzaciens ; quand Balzac visionne son époque, il porte sa robe de bure, avec la ferme intention de « parler aux opinions les plus éloignées, de manière à ce qu’elles puissent nous entendre : ainsi, dérogeant à notre habitude, nous allons discuter en feignant un moment l’absence de principes religieux. »4

L’entreprise balzacienne est indissociable de son attaque contre l’humanitarisme, piété enfiévrée des Lumières qui prennent « l’étiolement de leur âme pour de la générosité » et que Stendhal entendait ridiculiser avec sa formule, conscient, avec Balzac, que les « événements de la vie sont toujours plus féconds que l’imagination humaine. »5 Sans s’étonner d’être réduit à un « esprit rétrograde »6 , il est à plus d’un titre décisif de retenir que Balzac considérait « les innovations de Jean-Jacques Rousseau comme de grands malheurs : il a plus que tout autre poussé notre pays vers ce système d’hypocrisie anglaise qui envahit les charmantes mœurs. »7. Quand Philippe Muray retourne la formule de Chesterton (« Le Monde moderne est rempli d’idées chrétiennes devenues folles »), par « le monde moderne est rempli d’idées protestantes très raisonnables » (Le XIXe siècle à travers les âges), il touche le cœur théologique de l’individualisme que Balzac inspecte en faisant tonner ses deux ventricules, son romantisme et son économisme.

Maria du Fresnay, Evocation du "Lys dans la vallée"
Maria du Fresnay, Evocation du « Lys dans la vallée »

René-Alexandre Courteix s’est efforcé d’éclaircir l’ascension du romancier dans son combat contre la religion des Lumières, en édifiant un traditionalisme conservateur qu’il purifia de son empreinte romantique :  « Balzac a beaucoup réfléchi à ce phénomène qui, au XVIIIe et au XIXe siècle se présentait tantôt sous le vocable d’humanitarisme, tantôt celui d’une philanthropie issue de la philosophie des Lumières, et ce qu’il en dit, en maints endroits de La Comédie humaine est souvent surprenant par sa modernité : du masque de la fausse compassion individuelle à celui d’une pseudo-générosité collective d’idéologies couvrant des visées totalitaires, à moins qu’elles ne dissimulent les tares d’un développement débridé de l’individualisme. Ses observations et ses jugements conduisent à une vision parfaitement cohérente, même si on peut le contester, d’une réalité fondamentale de notre temps, celle de la sacralisation du cœur ».8

La monarchie de Juillet synthétise en réalité tout un système financier qui use de la pulsion romantique pour mieux asseoir sa domination : « Son cœur s’enflait de ce stupide amour collectif qu’il faut nommer l’humanitarisme, fils aîné de la défunte Philanthropie, et qui est à la divine Charité catholique ce que le Système est à l’Art, le Raisonnement substitué à l’Oeuvre. Ce consciencieux puritain de la liberté, cet apôtre d’une impossible égalité, regrettait d’être forcé par la misère de servir le gouvernement. »9

Un catéchisme social

La seconde vue politique de Balzac porte alors sur un programme de restauration romanesque de la société de l’Ancien Régime, soutenant que « la religion est le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance, si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait tyran par nécessité. »10 Un tel constat ne manque pas de prendre acte des principes viciés d’un système politique gangréné par ses propres contradictions : « Ne vaut-il pas mieux des privilèges avoués, connus, que des privilèges ainsi surpris, établis par la ruse, en fraude de l’esprit qu’on veut faire du public, qui reprennent l’œuvre du despotisme en toute œuvre et un cran plus bas qu’autrefois ? »11

Seul système capable à ses yeux d’endiguer cette « maladie morale »12 où la passion de l’argent se conjugue directement avec un désir sans obstacle – l’autre nom du péché originel –, le monarchisme balzacien suppose une conscience théologico-politique qu’il doit à ses lectures de Maistre ou de Bonald : « La société, pour exister, doit donc être religieuse, politique et civile. […] La religion défend l’institution, comme l’institution défend la Religion, ces deux pouvoirs doivent être unis comme l’âme et le corps. »13

"Le Règne et la Gloire", Giorgio Agamben
« Le Règne et la Gloire », Giorgio Agamben

« Politiquement, je suis de la religion catholique, je suis du côté de Bossuet et de Bonald et ne dénierai jamais. Devant Dieu je suis de la religion de saint Jean, de l’Église mystique, la seule qui ait conservé la vraie doctrine. Ceci est le fond de mon cœur. »14 Des commentateurs trop rapides y ont décelé la marque d’un dualisme qu’il devrait à son goût pour la théosophie existentiale de Louis-Claude Saint-Martin ; devant l’indifférentisme des libéraux romantiques qui inclinaient à privatiser la foi, Balzac s’engage sur la voie impérative d’un catholicisme social. L’artiste-soldat encourage une pratique sociale qui déploie ses modalités dans l’accueil de l’énergie, incorporée dans le pouvoir temporel (amour de soi), par la monarchie, et de sa glorification rencontrée dans un corps spirituel (amour de Dieu), par la personne du roi en correspondance avec l’Église. Le lys dans la vallée préfigure la colline inspirée, symbolise la rencontre érotique entre la passion et son assomption ; sur le plan politique, l’analogie se traduit par l’intime union entre l’anarchiste et le conservateur, dans cet espace en suspension, pris entre violence et droit, et que le roi vient couronner. Le lys dans la vallée célèbre la passion ordonnée, accomplie dans le gouvernement de la gloire, par-delà les idéologies incapables de l’achever, de s’ouvrir à ce qui les dépasse et leur donne sens. Tout à la fois en-dehors et au-dedans, le corps du roi est susceptible de résoudre les études en biopolitique de Giorgio Agamben, quand elles reconnaissent que « l’État d’exception moderne est une création de la tradition démocratico-révolutionnaire, et non pas de la tradition absolutiste. […] Le souverain, en tant que loi vivante, est profondément anomos. »15

Loi organique, cet « anomos » vient assumer un espace extra-juridique qui résume, dans sa liturgie, cette vérité cachée : « Le sacrifice est l’essence de la parole »16 ; vérité occultée dans la rhétorique républicaine qui entretient un auguste mensonge (Anne-Marie Baron) en jouant sur cette suspension permanente, ce déracinement volontaire, cette neutralité impossible et conditionnée par les enfants du parricide, l’État d’exception et son juridisme. L’Avant-Propos de la Comédie humaine commande une machine de guerre en mouvement contre ce paradis artificiel, aux aspirations éminemment démocratico-angéliques, qui bute tôt ou tard contre un corps. La vérité de l’hérédité et de l’honneur constitue un rempart contre « les mauvais instincts de la foule que déchaînent les exécutions publiques [et sur lesquels] Balzac insistera [en ne se plaçant] pas comme Hugo au point de vue du condamné, innocent ou coupable, mais de l’homme chargé par la société d’exécuter la sentence. »17 . Cette vérité-là offre au corps politique une performativité qui dit elle-même qu’avant d’être un contrat ou une esthétique victimaire, celle de la Delectatio Morosa, le politique tire son origine dans un sacrifice.

La dernière moralité de la Comédie humaine, trop humaine, est de nous apprendre que le pouvoir temporel est éminemment spirituel et que, en cette absence de neutralité, il lui devient nécessaire de s’harmoniser avec une érotique de la gloire qui trouve sa juste définition en ce qui échappe à la « foule de nationalistes, de kantistes, de méthodistes, de doctrinaires »18.

Notes

1 Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges

2 Ibid.

3 Bernard Guyon, La pensée politique de Balzac

4 Philippe Muray, Traité de la prière, nous surlignons

5 Honoré de Balzac, La physiologie du mariage

6 Honoré de Balzac, Avant-Propos de la Comédie humaine

7 Honoré de Balzac, Études analytiques, préface VII

8 René-Alexandre Courteix, L’humanitarisme, hypocrisie de la société moderne ? La vision prémonitoire de Balzac

Honoré de Balzac, Les employés

10 Honoré de Balzac, Le médecin de campagne

11 Honoré de Balzac, Les paysans

12 Honoré de Balzac, Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent

13 Honoré de Balzac, Catéchisme social

14 Honoré de Bazac, Lettre à Madame Hanska, 12 juillet 1842

15 Giorgio Agamben, État d’exception – Homo sacer, II, 1

16 Ernest Hello, L’homme

17 Bernard Guyon, La pensée politique et sociale de Balzac

18 Honoré de Balzac, Complaintes satiriques sur les mœurs du temps présent