La symbolique douleur du condamné à mort

Les blessures de la Grande Armée, la souffrance au nom du Christ, le destin de Leopold von Sacher-Masoch, père du masochisme, la naissance de l’anesthésie… Dans son dernier ouvrage, En d’atroces souffrances, Antoine de Baecque se lance dans une étonnante histoire de la douleur. L’occasion de se pencher avec lui sur l’enjeu politique des exécutions capitales du temps des Lumières, de l’écartèlement à la guillotine.

51zmeUTpChL._SY344_BO1,204,203,200_Le docteur et député Guillotin avait inventé une machine à tuer ne faisant sentir qu’un « simple coup de frais au niveau du col ». « Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point », assurait-il en 1789 sous les rires de l’Assemblée constituante. Sans torture et démocratique, car identique pour tous, le « rasoir national » appliquait le principe du Code pénal de 1791 selon lequel « tout condamné à mort aura la tête tranchée ». Le 25 avril 1792, l’agresseur et voleur d’assignats Nicolas Jacques Pelletier a l’honneur d’en faire le premier usage. Seulement, est-on certain que le guillotiné expire à l’instant même de la décollation ? C’est la question que pose Antoine de Baecque, lui-même souffrant au quotidien d’une maladie articulaire génétique, dans son dernier ouvrage, En d’atroces souffrances (Alma, 235 pages, 21 euros), qui livre une étonnante histoire de la douleur.

L’exécution,  le 17 juillet 1793, de la meurtrière de Marat, Charlotte Corday, sème le doute. Sa tête, montrée par le bourreau à la foule, aurait rougi lorsque l’exécuteur lui asséna deux gifles. Peu à peu, la guillotine commence à acquérir mauvaise presse, en particulier lorsque, dysfonctionnant, elle ne marche pas du premier coup. Se déclenche alors une querelle médicale, initiée par le renommé anatomiste allemand Samuel Thomas Soemerring qui, dans une lettre à un ami publiée par Le Moniteur en 1795, affirme que la « guillotine est un genre de mort horrible » en raison de l’éphémère survivance du « sentiment », de la « personnalité » et du « moi ».

Fernandel dans Le Schpountz de Marcel Pagnol (1937)

Il est immédiatement appuyé par le chirurgien Jean-Joseph Sue – le père de l’écrivain Eugène –, auteur d’un explicite Opinion sur le supplice de la guillotine et sur la douleur qui survit à la décollation qu’il fonde à partir de ses recherches sur des fœtus et des animaux. Il a observé que le corps d’un veau, qu’il a pris le soin de décapiter, « a continué à se mouvoir sept minutes ». Pour les contempteurs de l’invention de Guillotin, la douleur est d’autant plus atroce que le condamné a conscience de sa décollation. Charlotte Corday aurait donc rougi d’indignation. La conclusion de Sue est sans appel : « La guillotine est un des plus affreux supplices, et par sa violence et par sa durée. »

Du corps physique au corps politique

En face, les scientifiques défenseurs de la « mirabelle » s’agitent. Les premières ripostes arrivent quelques jours seulement après la lettre de Soemerring par deux docteurs, Wedekind et Lepelletier. Ils avancent que l’annihilation des trois conditions de la vie – la circulation sanguine, la respiration, l’unité du système nerveux – implique un immédiat décès. La controverse entraîne jusqu’à l’engagement décisif du grand physiologiste de l’époque, Pierre-Jean-Georges Cabanis. Pour lui, le condamné meurt au moment de la destruction de la moelle épinière, alors que « l’hémorragie violente qui suit la décapitation prive dans l’instant le cerveau du sang nécessaire » : l’exécuté ne peut ressentir la douleur.

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Louis XVI encore conscient au moment où sa tête est montrée au peuple ?

L’intérêt du cheminement d’Antoine de Baecque, plutôt habitué à l’écriture d’ouvrages sur le cinéma – comme sa récente et imposante biographie d’Éric Rohmer, avec Noël Herpe –, est de décrypter la dimension politique par-delà la controverse médicale de 1795. Car la science n’est pas neutre, encore moins dans une période comme celle de la Révolution française. Les opposants à la guillotine, en concluant à une douleur infinie que ne saurait compenser sa brièveté, disqualifient la Révolution qui l’a inventée. Et derrière le corps du guillotiné, c’est une vision du corps politique qui se dessine. « Chez les partisans de la survie de la tête, […] on peut percevoir une vision du corps politique où la vie réside d’abord dans la tête, c’est-à-dire, en termes idéologiques, chez le monarque souverain et unique », analyse Antoine de Baecque, qui oppose cette vision à celle du camp chez qui « domine l’idée d’un tout fluide où la vie ne réside que dans la circulation » renvoyant à un « système politique uni, égal, fraternel, dont le fonctionnement repose sur l’unité ».

Avant 1789, l’exécution capitale constituait aussi un enjeu politique décisif, que le canonique Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault a largement décortiqué. Antoine de Baecque se place dans sa lignée en consacrant un chapitre au supplice infligé le 28 mars 1757 à Robert-François Damiens, dont le récit constitue la célèbre ouverture de Surveiller et punir. Un siècle et demi après le coup de poignard fatal de Ravaillac à Henri IV, Damiens voulut tuer le roi Louis XV de la même arme.

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Illustration présumée de l’écartèlement de Damiens en place de Grève

La sentence fut aussi horrible que pour le premier, et Antoine de Baecque la raconte en exhumant le témoignage oublié de Thomas-Simon Gueullette, un magistrat érudit qui fut aussi auteur et éditeur. Brûlure des plaies au soufre jusqu’à « en faire tomber les chairs », arrachement des tétons avec des pinces en fer, versement sur le corps d’un mélange de plomb fondu, d’huile, de soufre, de cire et de poix, écartèlement par six chevaux qui, ne suffisant pas, obligèrent à favoriser le démembrage à l’aide de couteaux : le supplice dura « plus d’une heure et demie » durant laquelle le témoin rapporte que le « malheureux poussait au ciel des cris furieux, secouait la tête avec une extrême violence » pendant que tout son corps s’agitait avec « des mouvements convulsifs qui faisaient horreur ».

« Une préfiguration des enfers à venir »

Si le choix d’illustrer la souffrance de l’exécution capitale sous la monarchie par l’exemple du régicide de Damiens n’est pas original, il donne l’exemple le plus abouti de la fonction sociale contenue dans son spectacle : conforter l’adhésion des sujets au roi, démontrer la puissance du monarque auprès du peuple, offrir la possibilité d’une rédemption spirituelle. Damiens, comme Ravaillac, a commis le pire des crimes. En s’attaquant à la personne du roi dans une monarchie de droit divin, il a directement défié Dieu.

Antoine de Baecque analyse le rapport entre justice humaine et justice divine. « Les souffrances endurées sur l’échafaud sont à la fois une préfiguration des enfers à venir et une traite sur celles-ci, comme déjà payée ici-bas » car « si le condamné meurt à coup sûr, il peut encore sauver son âme s’il souffre bien ». Le récit du supplice par Gueullette se clôt d’ailleurs par une considération morale : « On ignore si ce malheureux [Damiens] est mort bien repentant de ses crimes ; on dit pourtant qu’il s’adressait à Dieu et à la Vierge dans ses vives souffrances. »

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Michel Foucault (1926-1984)

Signe des temps qui changent, le supplice archaïque de Damiens indigna. « Le scandale que suscita l’écartèlement du régicide de 1757 fut peut-être même partagé par les juges qui avaient prononcé la sentence », affirme l’historien Pascal Bastien dans un article consacré aux exécutions publiques à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce supplice « ne peut se comprendre sans celui de Ravaillac exécuté presque 150 ans plus tôt », souligne le professeur à l’université du Québec à Montréal car, ayant aussi tenté de tuer le roi, « les magistrats ne pouvaient prononcer une peine différente de celle du dernier régicide sans secouer sérieusement le code pénal et la jurisprudence du royaume ».

Au siècle des Lumières se joue une mutation dans la condamnation à mort, que Foucault saisit dans deux dynamiques sur lesquelles il a bâti Surveiller et punir – sous-titré, rappelons-le, « Naissance de la prison » : l’effacement du spectacle punitif et l’annulation de la douleur. Au tournant du XIXe siècle, « la sombre fête punitive est en train de s’éteindre », annonce-t-il. Et les gibets, roues, fouets et autres bûchers laissent leur place, pour près de deux siècles, à la révolutionnaire invention du docteur Guillotin.