Le journalisme de vérité et de justice de François Mauriac

La Seconde Guerre mondiale est terminée depuis sept ans quand François Mauriac décide de mettre de côté son œuvre romanesque pour embrasser pleinement la carrière journalistique. Ce monde, il ne l’avait jusque-là fréquenté que ponctuellement, lors de rares mais lumineuses contributions. L’écrivain catholique entre alors dans l’arène politique. Son incessant combat pour la justice et sa quête insatiable de vérité l’imposent comme une véritable conscience nationale quand la France affronte les défis de l’après-guerre et de la décolonisation. Durant ces années, le Bloc-notes, chef-d’œuvre de prose journalistique, devient un monument tenu avec régularité de 1952 à sa mort en 1970.

Roger Nimier
Roger Nimier

Au début des années 1950, la jeune maison d’édition de La Table Ronde réussit à convaincre le poète girondin d’écrire pour sa nouvelle revue littéraire. L’ambition de son président, Roland Laudenbach, est de prendre la place laissée vacante par la disparition de La Nouvelle Revue française, interdite pour collaborationnisme. Pour cela, elle accueille dans ses pages les écrits des Hussards, dont Roger Nimier, son talentueux chef de file. La participation du glorieux romancier catholique est, pour cette revue naissante, un sublime atout rédactionnel dans le combat intellectuel que ses dirigeants souhaitent mener contre la chapelle sartrienne. La participation de Mauriac sera pourtant éphémère. Peu de temps après, pour des raisons qui doivent bien plus à la politique qu’à la littérature, l’écrivain girondin claque la porte de La Table Ronde pour rejoindre L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber. En effet, le flamboyant homme de presse vient de créer le magazine dont les combats politiques rejoignent les engagements moraux de Mauriac.

Le Bloc-notes y prend là son envol et Mauriac s’affirme chaque semaine comme un polémiste redoutable, élément influent et incontournable de la vie intellectuelle et politique. Sa liberté d’expression y est totale. Ses écrits révèlent son esprit libre et fureteur, empreint d’une culture classique érudite. Dans ces lignes, Mauriac partage avec ses lecteurs les activités de son emploi du temps, ses rencontres, ses lectures, ses sorties… Il nous amène progressivement à traverser le monde culturel et politique de la IVe République. Avec Albert Camus, autre membre de l’équipe rédactionnelle, ce sont là deux prix Nobel de littérature qui rédigent régulièrement pour L’Express. Ils offrent au jeune magazine une légitimité morale unique dans l’histoire de la presse française. Ces deux esprits du combat anti-colonial vont cohabiter, non sans parfois une certaine rivalité, et se battre ensemble pour une même cause.

Un combat contre le colonialisme

La France des années 1950 est secouée par les fractures que suscite la question coloniale. Le problème de l’indépendance du Maroc divise alors la France, prélude à la grande crise algérienne qui s’ouvrira en 1954. Mauriac, dès ses premiers Bloc-notes, s’attaque à cette question coloniale et la place au cœur de son combat politique au nom de l’humanisme chrétien et d’un patriotisme intransigeant. Il est le témoin déchiré d’une France qui, chaque jour, déshonore son histoire et son drapeau par la répression brutale qui ensanglante les colonies d’Afrique du Nord.

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Soldats français pendant la guerre d’Algérie

Le Bloc-Notes se fait l’écho régulier de l’enlisement colonial ainsi que de l’exigence de justice et de vérité de Mauriac, exigence qu’il tient de sa foi catholique : « Le combat pour la justice dès ici-bas, c’est dans la mesure où nous le soutenons que nous témoignons de notre espérance éternelle. Le royaume de Dieu n’est pas à venir : il commence dès aujourd’hui, il est au-dedans de nous. Nous ne pouvons tendre vers lui que nous ne possédions déjà et que nous ne cherchions à l’instaurer ici même et maintenant. » Au nom de cet idéal, l’écrivain décide de s’engager pour la cause des colonisés et de leur donner son appui dans leur quête d’indépendance. Dans cette lutte, il constate l’iniquité des autorités françaises : « Dîner avec des Marocains qui furent emprisonnés cinq ans sans jugement, puis relâchés. Pas une seule fois, ils n’ont vu le juge d’instruction. Ils n’ont eu affaire qu’aux policiers, l’un d’eux de très près : cicatrices sur la figure, main estropiée. »

Dès 1955, il est un des premiers à condamner le système tortionnaire qui se met en place en Algérie au début du conflit. Il perçoit le danger que cette légitimation de la barbarie représente pour la France. Les horreurs perpétrées par le FLN, dont il a conscience, ne sauraient excuser la compromission morale dans laquelle s’abaisse son pays. « Certains nous reprochent de ne mettre l’accent que sur ce qui s’accomplit d’horrible, au nom de la France, en Afrique du Nord, et de taire tout ce que nous subissons nous-mêmes de la part d’adversaires sans pitié. Qu’ils le comprennent enfin : la crise de la justice déborde largement l’Afrique du Nord. […] les tortures, la séquestration arbitraire, la loi violée par les magistrats, cette décadence effroyable de la justice chez nous concerne les Français, en dehors et au-dessus de toutes les conjonctures particulières. »

Un combat contre son camp

Le Bloc-Notes apparaît pour certains comme une trahison. Il suscite l’incompréhension d’une frange de la droite qui soutient le lobby colonial et déplore ses prises de positions dérangeantes. L’engagement de Mauriac, qui dépasse le carcan des partis politiques, est la marque d’un esprit libéré des pesanteurs intellectuelles auxquelles ses origines auraient pu l’astreindre. Ainsi, l’homme de droite, qui plonge ses racines dans ce terroir girondin conservateur, se refuse pourtant à borner sa réflexion à cette filiation culturelle. Cet enfant du XIXe siècle élevé par une mère catholique rigoriste, admirateur de l’Action française dans ses jeunes années, devient le compagnon intellectuel de la gauche anti-coloniale et le chantre de l’honneur français quand il le voit entaché dans les chimères de l’Algérie française.

Mauriac à la fin de sa vie
Mauriac à la fin de sa vie

Mauriac ne mène pas ce combat au nom d’un progressisme illusoire, mais avec le vif désir de vivre sa vie d’écrivain en accord avec la foi qui l’anime et l’exigence morale qu’elle lui impose. C’est le message christique qui guide sa plume et ses engagements journalistiques : « Vous ne sauriez croire comme c’est merveilleux de finir sa vie comme journaliste… Grâce au journalisme, je suis encore dans la vie… Sans le journalisme, je serais, comme tant d’hommes de mon âge, sur une voie de garage. […] Le journalisme me donne le sentiment de pouvoir servir encore les idées qui me sont chères, de servir la foi, et de défendre mes amis… »

Sa critique incessante des basses combinaisons politiques de la IVe République l’amène à devenir un soutien indéfectible du général de Gaulle dans sa marche vers le pouvoir. Alors, Mauriac et son Bloc-Notes quittent L’Express et son anti-gaullisme viscéral pour rejoindre Le Figaro littéraire. Mauriac n’oublie pas pour autant son combat politique : « Entre la politique et les lettres pures, règne un no man’s land où il m’arrivera de planter ma tente, le temps d’une incursion rapide, et puis je reviendrai parler innocemment de Proust et de Rimbaud, mais peut-être avec, à ma ceinture, une tête coupée. »

Sur ce territoire ambivalent, Mauriac, au soir de sa vie, nous aura révélé sa fulgurante intelligence et la puissance d’une plume aussi libre que spirituelle. Figure emblématique de l’écrivain journaliste, il nous offre avec son Bloc-Notes quelques-unes des plus belles pages du journalisme français et le cœur d’un homme ayant mis son indépendance au service de la foi, de la France et de son honneur.