Henri Bergson : la durée comme conception intuitive du temps

La pensée d’Henri Bergson, philosophe vitaliste du début du XXe siècle, se caractérise notamment par une opposition au positivisme prégnant de son époque. L’auteur de Matière et Mémoire développe une philosophie de l’intuition et modifie ainsi le rapport qu’entretiennent les hommes avec le savoir. La conception du temps qu’il formule illustre parfaitement la spécificité de sa théorie de la connaissance.

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Henri Bergson

Bergson développe une idée du temps différente de la conception commune proposée par les sciences, essentiellement fondée sur des propriétés spatiales, purement intellectuelles, ne permettant pas de saisir l’essence même du temps mais plutôt sa mesure (jours, heures, secondes…). Il est question d’un temps que l’on représente volontiers sur des intervalles ou sur un repère orthonormé, puisque c’est le propre des éléments spatiaux que de pouvoir se soumettre aux mesures et au quantifiable. Aristote exprimait déjà cette idée dans la Physique lorsqu’il écrivait que le temps était « le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur ».

À sa suite, les scientifiques appréhendent le temps sous forme de simples équations et ne peuvent donc pas le saisir dans sa complexité et dans ce que Bergson appellera sa durée. Les sciences travailleraient plutôt « dans l’élimination de la durée ». Pour appuyer son point de vue, Bergson évoque l’éventualité d’un malin génie ayant la faculté d’ « accélérer énormément, et même infiniment » le temps. Si l’on se fonde sur la vision scientifique, l’accélération n’aura aucune répercussion, il restera inchangé. L’accélération simultanée des éléments ne modifiera en rien l’équation puisque le rapport entre les heures, les minutes, les secondes restera strictement identique. Raison pour laquelle Bergson range le temps scientifique dans la multiplicité de juxtaposition : quantitative (donc divisible), discontinue et où les éléments demeurent extérieurs les uns des autres. Ainsi, par l’effet de leur indépendance, modifier un élément n’aura aucune répercussion sur les autres éléments qui l’entourent. Le philosophe mentionne cependant une autre forme de multiplicité : la multiplicité interne. Cette dernière est marquée au contraire par une interdépendance des éléments : on s’éloigne ici du quantifiable et du mesurable au profit d’une dimension qualitative.

Toutefois, il n’est en aucun cas question de rejeter en un bloc le temps proposé par les disciplines scientifiques mais plutôt de dire que cette conception constitue une chimère. Le philosophe pointe du doigt une certaine superficialité, réduisant le temps au quantifiable. À titre d’exemple, une horloge indique bien un changement et une progression du temps, mais en surface uniquement, par l’addition des heures. Tandis que l’être organique tel que l’arbre contient en lui-même la durée, c’est-à-dire que ses évolutions (naissance, croissance…) sont l’expression pure du temps, contrairement au simple mouvement d’une aiguille.

Bergson fait appel à l’intuition, et non à l’intellect pour saisir l’écoulement du temps ou, plutôt, de la durée. En effet l’intellect, le calcul, la raison n’y ont pas leur place puisqu’ils ne s’appliquent pas à un sujet purement objectif et quantifiable. C’est la raison pour laquelle l’expérience du temps ne peut se faire que par l’intuition, seule capable de réellement saisir le mouvement qui lui est inhérent. Il n’est toutefois pas question d’établir un rapport antagonique entre l’intelligence et l’instinct puisque le philosophe précise bien que les hommes possèdent un instinct les guidant mais que ce dernier doit être complété par une intelligence. Il y a donc une différence majeure entre la durée réelle, telle qu’elle est vécue par l’être et le temps de la science, que l’on réduit à une construction intellectuelle et mesurable.

Le temps chez Bergson: passé, présent et avenir mêlés 

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Un temps subjectif où se mêlent le passé, le présent et l’avenir

Le temps réel, c’est-à-dire vécu dans sa subjectivité, peut être appréhendé par un individu comme un moment plus ou moins long selon l’activité réalisée. Les éléments inscrits dans le temps « se pénètrent, sans contours précis » les uns les autres. Ainsi les faits se déroulant dans le présent vont s’emboîter, fusionner avec les éléments du passé et non pas s’additionner. Cela rappelle ce que disait Saint Augustin à propos d’un temps présenté comme une construction subjective, produit de l’esprit étant lui-même tendu dans deux directions opposées « elle est mémoire par rapport à ce que j’ai dit; elle est attente par rapport à ce que je vais dire ». Bergson désigne la durée comme un changement perpétuel, un passage et non comme une succession d’états différents. Or, pour qu’il y ait une continuité dans le changement il faut bien qu’il y ait un lien. Le philosophe parle de  « mémoire habitude »  permettant de penser tout en effectuant des actions de manière mécanique et de « mémoire pure »  qui conserve l’instantané. Le temps lui-même disposerait d’une mémoire interne qui permet de voir ce mouvement constant propre au temps non comme un renouveau perpétuel mais plutôt comme une poussée. Toute perception dans le présent se conserve dans la durée.

D’ailleurs le vieillissement des corps organiques semble bien aller dans le sens d’un temps comparable à une poussée, à un gonflement, dus aux perceptions se conservant automatiquement dans l’être. Ainsi le passé se conserve dans le présent, le passé ne passe donc pas, du moins il ne disparaît pas avec le temps : « la durée est le progrès continue du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. » La métaphore de la boule de neige dévalant une pente illustre relativement bien la définition bergsonienne du temps et permet de clairement mettre en évidence cette spécificité. Tout comme une boule de neige grossit au fur et à mesure qu’elle dévale la pente, le temps se nourrit des éléments du présent au cours de sa progression tout en conservant le passé en lui. Tout comme la boule de neige en haut de la pente, plus petite, se conserve dans la boule de neige plus conséquente qui a dévalé la pente. La boule de neige  mêle ainsi une neige ancienne et récente au même titre que les actions du passé et du présent s’imbriquent les uns dans les autres tendant vers l’avenir.