Au-delà des droits de l’homme d’Alain de Benoist : une critique du droit contaminé par la morale

Dans un édito de la revue Éléments, Alain de Benoist expliquait que notre époque vivait le glissement de l’ancienne morale à un moralisme omniprésent. Face à cet impérialisme, il en appelait aux « libertins ».1 Son dernier essai, paru chez Pierre-Guillaume de Roux (réédition largement augmentée d’un ouvrage du même titre publié chez Krisis en 2004), propose à la fois un plaidoyer politique pour défendre les libertés et un démontage chirurgical du dogme qui leur serre la bride : les droits de l’homme.

Alain de Benoist
Alain de Benoist

Si les droits de l’homme ont dans un premier temps fourni une boîte à outils critique envers les régimes absolutistes, ils n’ont pas tardé, au plan international et sous des prétextes humanitaires, à légitimer des opérations impériales et parfois militaires (ingérence humanitaire, Kosovo, Libye, Syrie, …) ; et au plan national, à tenir sur des enjeux politiques importants des discours compassionnels, à judiciariser les rapports sociaux et à donner, au nom de la lutte contre les discriminations, un soubassement aux revendications sociétales (égalité d’accès à l’emploi public, antiracisme, droit du sol, mariage pour tous…).

Alain de Benoist explique le retour en force de l’idéologie des droits de l’homme par la montée du néolibéralisme. Rien de plus facile pour les droits de l’homme de s’imposer comme consensus dans une postmodernité qui laisse s’éradiquer valeurs et repères communs, laissant monter une individualisation massive, anthropologiquement issue du libéralisme. L’époque est déboussolée, en désarroi ; les droits de l’homme s’imposent comme boussole unique, comme minima moralia.

La société des droits va de pair avec la société de marché. Et il a intérêt à être bien gardé, le marché ! Ainsi, même s’ils se prévalent de la tolérance, les droits de l’homme ne tolèrent guère la critique de leur hégémonie. « Les Déclarations des droits ne sont pas tant des déclarations d’amour que des déclarations de guerre », écrit Alain de Benoist. Karl Marx y voyait déjà un outil de domination de la société bourgeoise, un mode d’exploitation capitaliste.

Par ailleurs, les droits de l’homme servent à donner bonne conscience à un Occident qui croit lutter contre les barbares (ainsi désigne-t-on les rétifs qui rechignent à suivre le modèle des droits de l’homme et du marché). On ne peut être plus clair : les droits de l’homme sont aujourd’hui un instrument de domination, « l’armature idéologique de la globalisation ».

L’universalité, un principe universel ?

photoliv52L’idéologie des droits de l’homme conjugue deux erreurs de la modernité : l’universalisme (l’être est déduit du devoir-être) et le subjectivisme (mon point de vue prévaut au seul motif qu’il est mien). Dans quelle matrice idéologique puisent ces deux erreurs ? D’après l’auteur, c’est le christianisme qui initierait une rupture avec la pensée grecque en proclamant que l’homme a une valeur en soi. Passage de l’ancrage ontologique au dualisme de la métaphysique. L’idée biblique de la justice n’indiquerait désormais plus ce qu’il est bon d’être mais ce qu’il est juste de faire. Même l’idée de dignité humaine et sa portée égalitaire abstraite – bien que se développant dans un sens moderne avec Descartes et Kant – serait issue de la tradition judéo-chrétienne.

Alain de Benoist pointe notamment du doigt l’émergence décisive du nominalisme, sous l’influence de Guillaume d’Occam, et la naissance du droit subjectif : il n’y a rien d’ontologiquement réel au-delà des êtres singuliers, selon Occam, il n’existe donc dans l’univers que des êtres individuels. Par l’occamisme, puis par la scolastique espagnole (notamment Francesco Suarez), on passe du droit naturel classique au droit naturel moderne. L’homme n’est plus un être politique et social. L’État libéral limite désormais la vie sociale entre contrat juridique et échange marchand.

Pis encore : plus on recherche des fondements aux droits de l’homme pour en comprendre la portée, plus le sol conceptuel se dérobe sous nos pas. Raison humaine, dignité de l’homme, appartenance à l’humanité, rien de tout cela ne pose de prémisses sérieuses. « Dans ces conditions, conclut Alain de Benoist, la défense de droits de l’homme doit se borner à une attitude incantatoire, qu’on espère rendre performative : à force d’affirmer l’existence des droits, ils finiront bien par exister. » Autrement dit, les droits de l’homme sont du droit contaminé par la morale.

Par-delà ethnocentrisme et relativisme

Pour dégonfler l’impérialisme des droits de l’homme, Alain de Benoist s’attaque à la notion-clé qui la sous-tend : l’universalité. Si les droits de l’homme forment une théorie valable en tous lieux et en tous temps, émanant d’une raison commune à tous les hommes, comment expliquer qu’elle s’impose de force, parfois par les armes ? L’auteur rappelle qu’elle est née avec la pensée des Lumières. Incompatible avec le constat de la diversité des cultures et du souci de maintenir cette diversité, elle serait même « une continuation du syndrome colonial ».

Difficile en effet de considérer à la fois que la diversité des cultures est une richesse à sauvegarder, et que lesdites cultures se dirigent unitairement vers le point d’achoppement qu’est la culture occidentale et sa si enviable économie de marché… On renoue ici avec l’ethnocentrisme dont avait cru se départir l’Occident avec la décolonisation. Impossible même de concilier ethnocentrisme et pluralisme, car la diversité culturelle implique au contraire une pleine reconnaissance de l’Autre. Or « comment reconnaître l’Autre si ses valeurs et ses pratiques s’opposent à celles qu’on veut lui inculquer », au nom justement des droits de l’homme ?

Joseph de Maistre
Joseph de Maistre

Les droits de l’homme se veulent anhistoriques, ils demeurent néanmoins une création occidentale moderne. Le remède à cet ethnocentrisme serait-il un relativisme qui poserait une valeur égale à toutes les cultures ? À la manière dont on considère que « chacun possède sa propre vérité » ? Les tenants du multiculturalisme sont pourtant les premiers à considérer telle ou telle pratique culturelle comme une atteinte à la dignité de la personne et aux droits de l’homme. Et cela reviendrait à accepter n’importe quelle pratique culturelle ou religieuse au seul motif qu’elle existe.

Voilà le dilemme : l’Occident n’est pas une instance surplombant les autres cultures, et pour autant toutes les cultures ne se valent pas. Par-delà ethnocentrisme et relativisme, Alain de Benoist en appelle à une position pluraliste. Contre l’effacement des identités, la diversité des cultures. L’homme n’appartient pas à l’humanité de façon immédiate, comme à côté d’une abstraction, mais de façon médiate, par le biais d’une culture, d’une langue, d’une tradition. Rappelant le bon propos de Joseph de Maistre selon qui, contrairement à ce que prétend la Constitution de 1795, il n’y a point d’hommes dans le monde, mais des Français, des Italiens, des Russes, des Persans2, Alain de Benoist cite Myriam Revault d’Allonnes : l’humanité est une « disposition à habiter et à partager le monde »3.

Éloge du principe d’appartenance

Les droits de l’homme – sous prétexte de garantir la liberté, l’autonomie des individus et de les soustraire à la domination – sont bel et bien un nouvel outil de domination. Un impérialisme agressif qui se pare du masque de la bonté, de la morale, du droit. Or, dans la société de consommation postmoderne où les individus hors sol sont mus par leurs seuls désirs, illimités par définition, la défense de ses droits revient à rechercher la maximisation rationnelle de ses intérêts. C’est vrai pour les individus comme pour les États. Les droits de l’homme sont antipolitiques par essence, puisqu’ils opposent sans cesse l’individu et ses droits illimités à toute instance excédant l’individu et imposant des devoirs, eux limités. Superbe asymétrie.

D’où l’extraordinaire montée en puissance de l’arsenal juridique, sur le plan national autant qu’international. Toute question politique se résout tôt ou tard en question judiciaire, comme disait Alexis de Tocqueville. « Se dessine alors un océan procédural où les avocats et les juristes se retrouvent chargés de réguler, avec un bonheur inégal, la nouvelle lutte de tous contre tous », écrit Alain de Benoist.

Il existe en outre une ambiguïté dans les termes de la « déclaration du droit de l’homme et du citoyen » : les droits de l’homme relèvent du droit naturel ; ceux du citoyen, du droit positif. Les premiers concernent l’homme en tant qu’entité autonome séparée de toute société ; les seconds, du citoyen qui est, par définition, membre d’une communauté. Les droits du citoyen garantissent la démocratie, c’est-à-dire la souveraineté et le consentement du peuple. Les droits de l’homme, dotés de la certitude morale de détenir la vérité universelle, peuvent si nécessaire s’opposer à cette démocratie, comme le prouvent les exemples récents de la Libye et de la Syrie.

Raimundo Pannikar
Raimundo Pannikar

« Un individu est un nœud isolé, écrit Raimundo Pannikar ; une personne est le tissu tout entier qui est autour de ce nœud, fragment du tissu total que constitue le réel. […] Il est indéniable que, sans les nœuds, le tissu se déferait ; mais sans le tissu, les nœuds n’existeraient même pas.4 » Par-delà individualisme et collectivisme, Alain de Benoist invite à la défense d’un modèle holiste : le tout ne se réduit pas à la somme de ses parties ni les parties à ce tout.

Critiquer les droits de l’homme ne revient pas à légitimer le despotisme, bien au contraire. Une société où les libertés fondamentales sont respectées est politiquement meilleure et moralement préférable qu’une société despotique et absolutiste. Mais sans le principe d’appartenance à une communauté politique, les idées d’égalité, de liberté et de justice ne sont que des mirages. Abandonnons cette opposition soi-disant irréductible entre liberté individuelle et vie sociale. Alain de Benoist prend l’exemple de l’éducation publique qui « n’est nullement le résultat d’un quelconque « droit à l’éducation », faute de quoi elle serait gratuite mais facultative. Ce qui la rend obligatoire, c’est la reconnaissance que l’instruction constitue un bien social ».

Il en va donc d’une nécessité politique. C’est en ce sens qu’on demande des libertins !

1Alain de Benoist, « L’ordre moral », Éléments n° 130, 209

2Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1796

3Myriam Revault d’Allonnes, Fragile humanité, Aubier, 2002, p. 37

4Raimundo Pannikar, « La notion de droits de l’homme est-elle un concept occidental ? », in Diogène, Paris, octobre-décembre 1982, p. 100