Jacques Maritain, l’ultra-mondain

Docteur Jacques et Mister Maritain. Maritain, polémiste proche de l’Action française ; Jacques, flirtant avec la démocratie chrétienne. Maritain, disciple de saint Thomas ; Jacques, défenseur des droits de l’homme. Qui de Jacques, qui de Maritain, est-il le nom ? Catholique converti et intransigeant, très aimé de Paul VI, Jacques Maritain a joué un rôle décisif dans la doctrine sociale politique de Vatican II. Ambassadeur du Christ, le Mendiant du Ciel a tout l’air d’un ultra-mondain. À vouloir sauver la modernité par le détour de l’anti-moderne, on finit plus que jamais moderne.

Jacques Maritain
Jacques Maritain

Jacques Maritain continue d’exercer une grande influence dans la pensée chrétienne écrasée sous le poids d’un intellectualisme de professeur. Son cheminement spirituel cristallise un paradoxe typique chez l’anti-moderne, prisonnier d’une critique généreuse de la modernité alors qu’elle en épouse l’état d’esprit. D’après Antoine Compagnon, l’anti-moderne est le « sel » du moderne, un moderne en liberté. Utopie à lui tout seul, ce rebelle à rebours, possédé d’absolu, est un libéré du libéralisme qui vérifie, avec Arthur Koestler, qu’il y a « peu de différence entre la foi révolutionnaire et la foi traditionaliste. » En se dévoilant finalement ultra-moderne, sa mission obéit à la méthode suivante : « Antimoderne contre les erreurs du temps présent, [la doctrine thomiste] est ultramoderne pour toutes les vérités enveloppées dans le temps à venir. »

L’ascétisme mondain ou l’individualisme honteux

De la terrasse du château de Kolbsheim où il aura l’occasion de résider en Alsace, jusqu’à y créer « Le cercle d’Études Jacques Maritain et Raïssa », jouxtant ironiquement, aujourd’hui, le conseil presbytéral de l’Église luthérienne, Maritain « rêve à la paix [d’où] l’on peut voir le monde sans être du monde ».

Convaincu de sa mission particulière, Maritain prépare un type de vocation pour les laïcs catholiques, encore inédit pour son époque, un ascétisme mondain, sorte de sacerdoce invisible qui vient inévitablement bousculer le sens du sacerdoce et son mystère sacramentel : « Il nous faut être comme des religieux d’un certain Ordre spécial, ayant leur règle de vivre dans le monde. Il faut tromper le monde pour ainsi dire, en ayant l’air de mener la vie du monde. Combien difficile alors de n’être pas des moines sécularisés, au lieu d’être des laïques « réguliers », ou plutôt donnés à Dieu. Nous sentons que ce que nous disons là est important pour nous. »  Pourquoi faudrait-il avoir l’air de mener la vie du monde quand, enfin, Maritain confie dans Carnet de Notes que tout ce qu’il écrit « a affaire aux hommes, et aux difficultés du monde » ? En prenant soin d’ « avoir l’air » de mener la vie du monde, on risque d’être emporté par « l’air du temps »… et d’adopter a fortiori la règle de vie gyrovague d’un temps qui se croit plus que jamais au-dessus du temps.

De telles équivoques se rattachent au personnalisme comme n’avait pas manqué de le repérer Maurice Blondel dans un article repris à son compte par son disciple aimant, Henri de Lubac, qui attaquait déjà ce « protestantisme retourné » dans Catholicisme – les aspects sociaux du dogme : « On pourra bien dire aussi, par conséquent, pour magnifier sa richesse intérieure et pour manifester le caractère de fin que tout autre doit lui reconnaître, qu’une “personne, c’est un univers”, mais il sera nécessaire d’ajouter aussitôt que cet univers en suppose d’autres, avec lesquels il ne fait qu’un. Si, par-delà toutes les sociétés visibles et mortelles, vous ne posez pas une communauté mystique, celle-là éternelle, vous laissez les êtres à leur solitude ou vous les anéantissez en les broyant : de toute façon vous les tuez, car on meurt aussi par asphyxie. »

Château de Kolbsheim
Château de Kolbsheim

Dans le fond, Maritain lit la « personne » avec des yeux de moderne comme il lit la religion au regard d’une séparation, elle-même typiquement moderne, entre piété intérieure et conduite extérieure. Certes, il distingue bien le spirituel du temporel mais sa distinction reste purement nominale. Dans les faits, au lieu de mettre en question l’autonomie du temporel, sa pensée a pour effet de la favoriser. En voulant protéger l’Église de toute action de l’État, Maritain est conduit, selon Cavanaugh, « à poser en principe un dualisme de la “religion” et de la “culture” qui obéit à la logique kantienne du nouménal et du phénoménal. »

Parier sur l’autonomie de l’État, même en corrigeant sa conception rousseauiste, conduit à neutraliser le cœur théologique du politique tout entier. L’histoire nous rappelle pourtant bien que, toujours d’après Cavanaugh, « la désacralisation de l’État est […] indissociable de la relégation du christianisme dans la sphère privée, et inséparable aussi des prétentions croissantes de l’État-nation à s’emparer du pouvoir, ambitions que Maritain lui-même a en horreur. »

Fatalement, la primauté du spirituel élaborée par Maritain conduit à une dé-théologisation du politique (Michel Fourcade) qui ne sort pas d’une théorie du contrat au point de plaider, dans L’homme et l’État, en faveur d’un credo séculier démocratique, les droits de l’homme, dont l’État, finalement, serait le garant, en pédagogue de la vertu. Impossible dès lors de comprendre la sécularisation sans revenir sur l’épineuse question : les droits de l’homme sont-ils du christianisme bien compris ?

La mondialisation voit le triomphe du global sur le local, s’inscrivant dans la logique de l’État libéral européen du XIXe siècle qui se pose lui-même comme stato neutrale ed agnostico, neutralité qui conditionne le régime totalitaire de la technique selon le Carl Schmitt de La notion de politique, consacré par les droits de l’homme. Quand on pose la personne, avec ses relations, supérieure au politique, il ne faut pas s’étonner de perdre non seulement la finalité du temporel (dans les droits de l’homme, l’homme est sa propre finalité) mais aussi la finalité du spirituel lui-même puisque l’Église se réduit, en ce cas de figure, à une simple association de croyants parmi tant d’autres. Bouddha vaut le Christ ou Gandhi vaut un Pape.

À la suite des Droits de l’homme et la loi naturelle, le philosophe du droit Michel Villey observe dans son article Sur la politique de Jacques Maritain, que Maritain a subi « l’ascendant des trop célèbres Commentaires de la Seconde Scolastique ; ces traités prétendus thomistes des XVIe siècle et XVIIe siècles déforment la pensée de saint Thomas, et chacun sait qu’ils ont sévi en particulier sur le champ de la philosophie sociale, morale, politique. Maritain subit l’influence de ces traités systématiques, au style pédant et doctoral, si différent de celui de la Somme. De là le ton trop dogmatique, scolastique au pire sens du mot (caractéristique du néo-thomisme) de certains de ses ouvrages. De là cette manière de poser des “principes immuables” et rigides, intitulés “droit naturel”, qu’ensuite il est fort difficile d’accommoder aux situations réelles d’aujourd’hui. »

Ce pacifisme romantique autour des droits de l’homme et de la dignité des personnes repose sur un droit subjectif où l’homme est la finalité de lui-même quand les communautés organiques des romantiques dits « réactionnaires » avaient pour but de glorifier le Moi absolu. Conscient des dérives du laïcisme et de la religion des droits de l’homme, Maritain aspire à une démocratie qu’il dit « organique », avec un pouvoir décentralisé à l’image du modèle suisse ; son ami, l’abbé Journet, avait pourtant publié, dès 1925, L’esprit du protestantisme en Suisse, essai que le futur cardinal reniera en raison d’un maurrassisme excessif. Balançant entre la Suisse et les États-Unis, Maritain a commis l’erreur fondamentale, selon Villey comme selon MacIntyre, de substituer la notion nominaliste de droit subjectif au droit objectif de Saint Thomas. Le droit naturel (état des choses) devient une loi naturelle (normes), constituant le fond humanitariste du droit international moderne et la prééminence d’un sujet a-liturgique.

Erreur en deçà des Alpes, vérité au-delà

Dans une lettre à Henri Massis, Bernanos associe Maritain aux « spécialistes des définitions du devoir », lui faisant penser à « ces dévotes qui mènent leur mari à la messe basse, et prennent, dès le bénitier, des airs d’importance et d’indulgence ». Oscillant entre ruptures et continuité, Jacques Maritain est un ultra-mondain : sa primauté du spirituel, conduite par une ascèse intérieure à l’imitation de son Christ errant, répond à un ascétisme mondain qui, en lien avec sa théorie de la nouvelle chrétienté, se veut tellement à l’écart du monde, qu’il opère par souci du monde.

Si toute la modernité est traversée par la réforme de la Réforme (Mark Alizart), si la tâche de l’antimoderne est de sauver la modernité avec son air de ne pas y toucher, alors il est plus que jamais moderne. La critique de la modernité comme, par exemple, dans le cas de Maritain, sa polémique avec Bergson, son thomisme réformateur ou son idéalisme démocratique antimachiavélien, obéit à un dandysme intellectuel qui se structure autour d’un libre examen en acte, une rétro-action permanente ; la réforme en deçà de la modernité, la crise dans la cage de fer, s’offre comme l’occasion de vivre, par-delà le moderne, sa mystique puritaine. En religieux irrégulier, Maritain a intériorisé la règle de vie iconoclaste de son époque sécularisée : agir et penser comme si le temporel, le temps, ce temps, n’était ni ne devait être sacral alors qu’il l’est plus que jamais.

Portrait de Jacques Maritain, par Otto van Rees.
Portrait de Jacques Maritain, par Otto van Rees.

Ce tempérament de rebelle intégré pousse l’anti-moderne Maritain à attaquer Luther dans Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau et le conduit, en ultra-moderne, dans L’homme et l’État, à adhérer aux droits de l’homme et à sa « foi séculière démocratique », convaincu que la société occidentale est déjà d’inspiration chrétienne. Ce « credo de la liberté »  rejoint le thomisme occamien porté par le volontarisme politique, modèle-rival du protestantisme naissant selon André de Muralt, faisant des droits de l’homme la religion séculière du moderne.

Le paysan de la Garonne s’inquiète de son drôle de temps en revenant sur les dérives inaugurées par le Concile Vatican II, comme s’il ne reconnaissait plus ses enfants naturels, en mécontemporain. Emblématique de cette excroissance au sein d’un clergé lassé devant la difficulté de prêcher l’Évangile, la théologie de la libération en Amérique latine s’empare d’un sentimentalisme humanitaire pour se vouer « corps et âme à un programme d’action temporelle ». À l’image de son parcours spirituel gyrovague, Jacques Maritain se retire à Toulouse chez les Petits Frères de Jésus, inspirés de la vie de Charles de Foucauld. Dans la ville, mais à l’écart. Un renoncement au monde, dans le monde.

Son ecclésiologie indirectement politique rejoint le balancement caractéristique de l’ultra-mondain, pris entre ascèse et mondanité, tendant à neutraliser toute lecture théologico-politique que la sagesse biblique permet pourtant de dévoiler radicalement. Jamais sortie du sacral, l’époque accomplit sa mystique ultra-mondaine : la légitimité des temps modernes consacre l’autonomie du séculier, un espace non sacrificiel. Ce lieu faussement neutre, en réalité neutralisant, répond bien plutôt à une praxis sociale vécue jusque dans ses coutumes privées. Les travaux de Voegelin, Gentile, ont su montrer que le modèle américain, par exemple, avant d’être une politique, reposait sur une théologie avec ses rites patriotiques bien particuliers, sa liturgie militaire, sa parade publicitaire, son économisme totalitaire. La primauté du spirituel n’est qu’un vœu pieux en faveur d’un christianisme séculier qui se serait éloigné du sacral, le liturgique, en somme, telle une « méta-religion » à l’exemple des protestants qui vivaient leur foi en raison d’un iconoclasme politique. Iconoclasme incompatible avec les « aspects sociaux du dogme » comme l’a vu de manière décisive Henri de Lubac dans Catholicisme : « Enracinement nécessaire, et d’autant plus que la transcendance est plus haute. […] Tant qu’elle n’a pas recouvert toute la terre et cimenté toutes les âmes, croître est pour l’Église une nécessité de nature. L’histoire de ses “missions”  est l’histoire de sa propre croissance, sa propre histoire. »

Cette croissance n’est ni invisible, ni iconoclaste ; elle est incarnée, apostolique, eucharistique : « Palpez-moi et rendez-vous compte qu’un esprit n’a ni chair ni os comme vous voyez que j’en ai. » (Luc, 24-39)