Rémi Soulié : « Boutang cultive une profonde tendresse à l’égard de Bernanos »

Pierre Boutang aurait eu 100 ans le 20 septembre 2016. Pour Rémi Soulié, essayiste et disciple de l’auteur d’Ontologie du secret, un hommage s’imposait. Pour saluer Pierre Boutang (Éditions Pierre-Guillaume de Roux) compile plusieurs articles ainsi qu’un témoignage de première main intitulé « Le cas Boutang ». Rémi Soulié a également publié Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Points, 2014) et Péguy de combat (Les provinciales, 2007).

Rémi Soulié
Rémi Soulié

PHILITT : Dans votre livre, vous expliquez que Joseph de Maistre peut être considéré comme l’un des maîtres de Pierre Boutang. Pouvez-vous nous dire ce qui les rapproche mais aussi ce qui les éloigne ?

Rémi Soulié : Foncièrement, Maistre et Boutang sont deux écrivains catholiques et contre-révolutionnaires — plus exactement, pour utiliser la formule de Maistre, ils ont surtout en vue « le contraire de la Révolution ». L’un et l’autre usent donc du langage, du style, à des fins « dialectiques » de persuasion — y compris sur le mode pamphlétaire ou polémique : le monde né de l’événement révolutionnaire (fin de la monarchie, avènement de la démocratie) est condamné. La proximité politique et spirituelle des deux auteurs est donc patente.

Plus précisément, la « dette » de Boutang à l’endroit de Maistre est assez difficile à évaluer : d’évidence, il admire le grand Savoyard mais sur un certain nombre de points pourtant maistriens, soit il l’ignore, soit son enthousiasme le porte plutôt vers Vico, dont la philosophie de l’histoire l’a bouleversé. Ainsi, Boutang pense explicitement à partir de Maistre sur les questions, il est vrai, fondamentales de la souveraineté, de la Providence et du sacrifice mais on perçoit bien que le poète, en lui (hélas encore inexploré par les commentateurs, dont votre serviteur) est beaucoup plus spontanément requis par les « universaux fantastiques » et les « corsi » et « ricorsi » vicchiens pour comprendre « la nature commune des nations ».

La relation entre Pierre Boutang et Georges Bernanos est évidemment plus conflictuelle. Malgré tous les reproches qu’il a pu formuler à l’égard du Grand d’Espagne, quelles sont les leçons qu’il a retenues de lui ?

En effet ! Le conflit résulte essentiellement de la rupture temporaire de Bernanos avec Maurras et l’Action française, que Boutang ne peut admettre. Cependant, Boutang cultive une profonde tendresse, une certaine affection même à l’égard de celui qu’il nomme « le vieil et pur camelot du Roi » dont il rappelle par ailleurs la pauvreté, la générosité, le sens de la justice, le génie dostoïevskien. Et puis, il y a l’admiration commune pour Drumont ! Au-delà encore, Boutang fut un lecteur minutieux et inspiré du roman de Bernanos Monsieur Ouine ; sa conception de la monarchie populaire et justicière — celle, si l’on veut, de Saint Louis plutôt que de Louis XIV — contribue aussi à le rapprocher du Grand d’Espagne.

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Le livre est paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux le 13 octobre 2016

Stéphane Giocanti dit de Boutang qu’il était « un homme de la Renaissance ». Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

Oui et non. Même s’il y a du Condottiere en Boutang, je le perçois beaucoup plus comme un homme du Moyen Âge, à l’instar de Léon Bloy. Boutang est trop pécheur et trop catholique pour être vraiment un homme de la Renaissance. Son univers mental est celui de la grâce et du péché, de la chevalerie et de l’Aquinate. Son « usage », si j’ose dire, des Grecs et des Romains ne se superpose pas avec celui des Renaissants : le paganisme ne vit vraiment que dans le Christ, qui l’a sanctifié (c’est d’ailleurs l’approche de Péguy).

Peut-on dire que l’Action française est morte avec Boutang ?

Je ne crois pas, même si Boutang est sans doute le dernier à avoir fait retentir puissamment la parole de Maurras. L’Action française se perpétue, manière de « petit reste » biblique ou d’étincelle susceptible de mettre le feu à la plaine, comme diraient les optimistes. La théâtrocratie ayant depuis longtemps pipé tous les dés, c’est « hors spectacle », dans les catacombes, qu’un travail de pensée et d’espérance peut persister. En ce qui me concerne, je ne déborde pas de confiance mais je demeure attentif aux marges, aux individualités, aux témoignages et je ne peux que faire montre de gratitude à l’endroit de la « vieille maison ».

Pourquoi était-il nécessaire de « saluer Pierre Boutang » ?

Superficiellement, parce que nous célébrons cette année le centième anniversaire de sa naissance. Plus profondément, parce que sa personne, son œuvre et sa pensée, géniales sans doute, ne peuvent elles aussi que susciter la gratitude, vertu romaine bien oubliée. Plus profondément encore, parce que le salut est une grave question, tant pour les personnes que pour les patries, et que Boutang n’a eu de cesse lui-même de saluer ses maîtres (ce fut sa piété, autre vertu romaine) et de se battre pour le salut de la France.