Le silence de Godot ou le retour de la mystique au théâtre

L’histoire de la critique accorde généralement à En attendant Godot son triple A littéraire : absurde, athée et avant-gardiste. Mais cela ne suffit pas à l’épuiser, car les 200 récurrences du mot « silence » montrent que cette pièce dépasse les étiquettes : plus que des modernes arrogants et suicidaires, Beckett et ses personnages sont d’abord des « suppliants » qui s’agenouillent en attendant la grâce.

Samuel Beckett

Avec Beckett, le comédien et le spectateur rentrent dans un théâtre transformé en salle d’attente. Mais le médecin tarde à venir, et les patients perdent patience.  Didi (Vladimir) et Gogo (Estragon) sont deux vagabonds errants qui ont retenu la promesse de Godot et se rendent fidèlement au lieu de rendez-vous. Cependant, Godot, qui leur avait promis un toit et de la nourriture, se fait attendre et envoie un messager à la fin de chaque acte pour reporter la rencontre au lendemain. C’est alors que Didi et Gogo rencontrent Pozzo et son esclave Lucky qui vont les divertir.

Didi et Gogo sont des héros du théâtre de la cruauté : ils subissent de nombreuses violences physiques, humiliations et insultes. Face à ces hommes-cadavres en agonie silencieuse, le metteur en scène (Beckett ou Godot ?) reste indifférent au drame qui se passe sous ses yeux. Dieu, ou le référent transcendant absent, est montré comme cruel et indifférent au sort de son peuple, tel Yahvé pendant l’Holocauste. Beckett se révolte face à la misère humaine qui le ronge et le détruit. Son comportement inquiète ses proches : « Il rentre dans des états de démence. » Totalement perdu, Beckett erre dans une postmodernité hostile et autodestructrice. Mais l’écriture romanesque est salvatrice.  Écrire des romans le libère de son inquiétude existentielle. Rapidement cependant, les pages blanches ne suffisent plus à absorber ses psychoses, ses crises de folie, son angoisse. Le théâtre sera sa seconde et ultime libération. Il change de domaine, du mental, il passe aux corps. Des comédiens incarnent sa provocation métaphysique : « On a beau attendre, il ne viendra pas. » Beckett jubile en extériorisant et incarnant son athéisme. Les deux patients, Didi et Gogo, sont le reflet de l’âme de leur créateur. Cette œuvre si moderne met en scène un Didi et un Gogo spectateurs-commentateurs de leur propre ennui, angoisse et inactivité.  Le fil conducteur des deux actes est la solution du suicide qui n’en est pas une. Mais peine perdue, la corde n’était pas assez solide.

Une théologie de l’attente : l’Apocalypse du théâtre beckettien 

Beckett réduit la littérature et l’existence à la question du suspense : quand est-ce que le dénouement tombera ? Quand est-ce que Godot reviendra ? Quand la pendaison sera-t-elle possible ? L’art se définit par cette attente, a-tendere, c’est-à-dire tendre vers. C’est ainsi qu’un  nouvel axe sémantique se dévoile dans une pièce classée athée et sans spiritualité.  Beckett, pendant les deux heures de sa pièce, creuse le gouffre intérieur de l’ennui, du néant et de la nausée pour nous conduire en enfer. Il creuse notre intériorité mais ne la remplit pas. Il en résulte pour le spectateur-lecteur un malaise, un vide et une insatisfaction.

On pressent cependant que ce vide humain n’est que la victoire d’une présence divine à venir. L’Apocalypse littéraire est en marche : le rideau va s’ouvrir. Toute l’intrigue de la pièce se résume à l’attente du dévoilement, de la scène où le rideau s’ouvrant montrera Godot [metteur en scène] en majesté venant aider les vagabonds. La vie est un théâtre : Godot en est le metteur en scène, les hommes en sont les acteurs. Mais Godot reste dans les coulisses, laissant un voile, un rideau de pudeur séparant le maître et le serviteur. Sûrement à la fin de la pièce, il se dévoilera et sera glorifié par les applaudissements de son chef d’œuvre, face à face avec son public et ses acteurs. Beckett reconnait et se lamente que le rideau du théâtre moderne ne puisse montrer que la partie humaine de l’attente et de la littérature. Beckett a attendu une révélation toute sa vie : pourquoi Godot reste-t-il derrière le rideau ? Beckett est un impatient. Pourquoi la pièce dure-t-elle si longtemps ? Beckett veut en finir. En ce sens, l’œuvre de Beckett est une œuvre pivot entre l’existentialisme et la mise en scène de son échec. Il annonce la Résurrection de la littérature. Beckett est un post-existentialiste, un décadent poussé à son absurdité. Son discours est pré-apocalyptique, car par son silence omniprésent dans sa pièce-maitresse, il annonce un retour à l’intériorité et au dialogue intime.

Comédie Française, 1978, mise en scène de Roger Blin, fin de l’acte I

Avec Beckett, la littérature apparait comme un fil tendu ou pendu qui transmet  l’attente du poète à ses personnages, puis aux acteurs, aux spectateurs, et aux critiques. Dans son absurdité, sa subversion, Beckett nous démontre que le langage n’a plus de sens, n’a plus de chute, n’est plus une corde tendue : l’homme et sa parole n’ont plus de transcendance. Beckett a perdu le fil qui constitue la corde, qui en hébreu signifie espérance et attente. Depuis son renoncement à la foi, rien ne le retient à la vie, d’où son agonie constante à la Sisyphe. « Nous sommes tous pendus ou pendables », disait Baudelaire. Il parlait de la lecture et de l’existence. Nous sommes pendus à un livre car notre imagination est liée, tendu vers l’écrivain. Nous sommes tendus à un Autre vers lequel on tend en agrippant une corde invisible. Le moment de la prière, d’ailleurs, intensifie cette pression (prière en hébreu) sur le temps et l’espace pour accélérer le hissement d’une âme vers son Dieu. Beckett, peu adepte de la prière, aimait plutôt adorer le pendule de Schopenhauer : l’humanité est pendue et se balance entre deux états : l’ennui et la souffrance. L’homme n’est pas libre, il nait et est dans les fers d’un monde, mais aussi d’une parole. Sa position philosophique sur le suicide transparait dans sa pièce : ce n’est pas une issue. Le suicide ne marche pas, « il n’y a plus de corde ». Il est tellement désespéré, qu’il renonce au suicide. Il refuse d’être relié par une corde à un autre, synonyme d’esclavage. Il veut nager seul dans l’océan du néant maléfique. Tel un Cyrano qui ne veut aucune aide pour monter à son arbre, il dit « je le ferais tout seul ». Beckett alimente sa solitude dans un silence macabre.

Pendu, Pendable, Pendule 

La chute était prévisible : il n’y en a pas puisqu’il n’y a pas de corde et de suspense selon Beckett. La simulation de la chute finale de tous les personnages qui rampent pendant toute la fin du dernier acte est une chute grotesque, une pirouette adressée aux spectateurs désorientés dans un univers absurde. Une des questions de Beckett est donc : faut-il se pendre, non seulement dans le sens funèbre mais aussi dans le sens spirituel, s’abandonner à la grâce, à cette corde, à cette espérance ?

La corde du langage est impossible à couper. Il a tout essayé dans ses livres, poèmes, pièces : la langue est indestructible. Il lui reste le silence. Le logos échappe au pouvoir humain. La corde est tendue mais il est impossible de transformer cette corde en nœud de pendaison : le logos est une corde de sauvetage. La littérature apparaît avec Beckett comme la mystique du suspense : quelque chose se prépare, arrive, on ne sait pas quoi, mais nous sommes dans l’attente. Les lignes sont des cordes, des mains tendues de la grâce vers l’âme égarée d’un lecteur. Ce qui est fascinant chez Beckett, c’est le cri étouffé et la supplication constante. Il garde le silence, car il a réalisé qu’il était sans issue. Malgré la conviction de Didi et Gogo que Godot ne viendra pas, le doute existe, le suspense reste : les protagonistes reviennent, évitent la mort et restent totalement dépendant de ce Sauveur annoncé.

Avec son apologie de l’attente, Beckett annonce le retour du silence en littérature.  Attendre, c’est entrer dans le silence. Le silence  se dénude, stationne, et stagne pour se parfumer. Attendre, c’est se taire et par le silence invoquer la grâce. Attendre, c’est reconnaître la défaite de mes mots pour la victoire des siens. C’est alors que mon silence devient son chant.

« Modernitas clamans in vacuo »

Ce qu’annonce Beckett est le retour du mystique dans le théâtre. Le théâtre de la cruauté qu’il essaye de réinstaurer s’autodétruit car il ne féconde rien, il est antilittéraire. Beckett pressent que seulement le silence pourra ressusciter le théâtre. Beckett, si antireligieux, nous propose le premier acte de l’oraison et de la prière : faire silence, se taire, pour laisser parler un autre. Mais encore faudrait-il écouter ce silence que Beckett réclame. Trop préoccupé par son existence, il reste sourd, ab-surdus, absurde, à l’Autre. Il est donc incapable de produire ou de recevoir des sons : il est réduit au silence. Contrairement à sa volonté de crucifier la langue française, il inaugure l’ère de sa reconstruction, du retour du logos en majesté. Mais alors Beckett ne serait-il pas, à cause de cette ouverture, un anti-antimoderne ? Après avoir critiqué, en parfait antimoderne, les principes et les finalités de la modernité (antipositiviste, antiprogressiste, antisymboliste, antitout), il s’attaque aux principes et aux fondements des antimodernes. Il décape ceux qui décapaient les hérétiques. Vos mots n’ont aucun impact : seulement le silence est fécond et féconde. La création d’un vide total, après la totale déconstruction du langage, laisse la place aux artisans et reconstructeurs. C’est la fin de l’artiste qui instrumentalise le logos, pour le retour de l’artisan, humble instrument  du logos. Beckett n’était pas un dandy, car il n’avait pas l’argent comme Proust. Mendiant linguistique, pauvre de la grammaire, étranger de la langue de Molière (Beckett est irlandais), Beckett faisait silencieusement la manche du son. Il était un errant qui mendie la grâce et qui par bénédiction reçoit l’absurde comme opium de sa fatigue.  « L’absurde est la grâce des gens qui sont fatigués » (Baudelaire).

Le lever de rideau 

Beckett provoque, mais se soumet au silence du Verbe, au suspense du logos. En se vidant et en vidant les mots et la parole, Beckett inaugure une mystique du vide intérieur. Il se creuse pour laisser la place au retour du Verbe. Mais Beckett est fatigué d’attendre, épuisé, impatient…  Il n’aime pas, il veut posséder. Cet enfant tyrannique ressemble tellement à nos camarades consommateurs qui ne peuvent plus attendre, pressés de jouir ou de passer l’ennui.  Dans le panthéon des sourds, Beckett est un impatient atteint qui a pour seul objectif de propager sa maladie, prônant un suicide spirituel collectif. Tel Cioran, il propose à l’humanité : « Ne nous suicidons pas tout de suite, il y a encore des gens à décevoir. » Beckett se félicitait de la déception de son public populaire qui voyait En attendant Godot comme une provocation stérile et mal écrite. Mais pour les décortiqueurs de conscience, En attendant Godot offre un magnifique réservoir de compréhension de notre époque et reste une œuvre pleine d’espérance, car le plus grand détracteur de la spiritualité, met finalement en scène la défaite de sa tentative et annonce le retour du spirituel en littérature. Qu’espérer de la littérature de demain, sinon qu’elle continue, approfondisse et sublime cette intuition beckettienne du silence comme soupir avant la symphonie, puis comme muse et matrice du chant ? En attendant Godot, Beckett annonce, en première trompette, le retour d’un Godot en majesté. Que mon silence devienne son chant.