Jacques Bainville, chroniqueur de la Ve République ?

Les éditions des Belles Lettres ont réédité, sous le titre Doit-on le dire ?, le recueil des chroniques livrées par Jacques Bainville au journal Candide de 1924 à 1936, l’année de sa mort. L’auteur, que l’on connaît surtout comme historien de la France ou de l’épopée napoléonienne, s’y fait commentateur de la vie de la IIIe République, la première république qui ait fonctionné en France et la plus longue des cinq. 

Jacques Bainville, Doit-on le dire ?

Dans un style à la fois caustique et empreint de ce classicisme si français qui fit la gloire du Grand Siècle, Bainville dresse le portrait d’un régime qui ressemble à s’y méprendre à celui dont nous sommes aujourd’hui les sujets. Mais Bainville écrit au début du XXe siècle : son classicisme manque quelque peu de la grandeur d’antan, et se montre pollué par la volonté voltairienne de « faire de l’esprit ». Son royalisme même manque de ferveur ; son conservatisme paraît souvent étroit et sans imagination.

Le XIXe siècle repu est passé par là : ce n’est pas la sobriété altière d’un La Rochefoucauld qui s’exprime ici, ni l’exaltation (contre-)révolutionnaire d’un camelot, mais le simple bon sens d’un homme de bureau parisien qui, si brillant soit-il, n’est cependant pas étranger aux petitesses de la pensée bourgeoise. Ainsi Bainville, bien que royaliste, s’accommode fort bien de la République, et « ne veut pas détruire une société où M. Léon Blum et M. Daladier eux-mêmes ne se trouvent pas si mal ». Ses critiques sont d’un libéral plus sensible aux méfaits et incohérences du socialisme qu’à ceux du capitalisme ; il ironise sur le fisc (« Quand il n’y aura plus que des pauvres, le percepteur se tournera les pouces ») et définit le capitalisme a minima comme un simple « état de choses où existent des capitaux », de sorte que la fin du capitalisme ne se ferait à ses yeux qu’au prix de la « misère générale ». Sur ce point, Bainville a eu à la fois raison et tort : raison de se méfier de l’État jacobin, tort de croire que le libéralisme en serait le contre-poison alors qu’il est devenu un instrument de domination.

L’ennemi allemand

Il est cependant de nombreux autres points où Bainville a eu raison avant et contre tous, et il s’est montré visionnaire en plusieurs occasions : dès le 14 novembre 1918, il prédisait dans les colonnes de L’Action française le redressement de l’Allemagne vaincue et l’invasion inéluctable de la France qui en résulterait, et les chroniques sont en grande partie celles du réarmement de l’Allemagne et de l’affirmation progressive de sa volonté de remettre la main sur le continent. D’autre part, ce que Bainville nous dit de la IIIe République touche tant à l’essence du régime parlementaire qu’on en retrouve sans peine les caractères, presque un siècle plus tard, dans la Ve République. C’est à cela qu’on reconnaît un grand lecteur de son temps : comme Balzac, Bainville sut reconnaître dans son époque certains des germes qui prospéreront, même s’il demeura aveugle à d’autres évolutions.

Face à l’Allemagne, Bainville estime que les politiciens français manquent de prudence. Il s’inquiète de ce qu’elle ne désarme pas et ne paie pas sa dette. « Laissez une ressource pour un nouvel engouement qui nous ramènera à des usages anciens (…) Quand la mode du désarmement arrive, prenez soin de conserver un certain nombre de mitrailleuses. »

Jacques Bainville

Bainville, mort en 1936, aurait certainement déploré les accords de Munich en 1938. Dans ces chroniques commencées en 1924, il revient régulièrement sur l’indulgence des socialistes face à l’Allemagne, sur leur pacifisme qui selon lui mènera inévitablement à la guerre. « Les experts sont des gens très bien à qui il ne manque que d’avoir lu les fables de La Fontaine. Ils se demandent, avec une persévérance digne d’un meilleur objet, comment il sera possible de rendre aux Allemands le moyen de nous déclarer la guerre. » Le désir de paix est tel que les militaires, autrefois acclamés comme les défenseurs de la démocratie, sont désormais méprisés et réduits au silence. On ne veut plus entendre parler d’armement. Pour Bainville, c’est laisser le champ libre à une Allemagne qui ne respecte pas ses engagements et qui finira immanquablement par nous attaquer une nouvelle fois. « On nous a tyrannisés avec le mensonge allemand, avec les pièges allemands, avec la ruse allemande (…) Aujourd’hui on passe pour belliqueux si l’on n’admet pas sans examen que l’Allemagne est loyale et de bonne foi. On veut forcer ma croyance. »

L’idéalisme mortifère de la République

L’attitude française face à la menace allemande, que l’on refuse de reconnaître pour telle malgré tous les signes, relève au fond d’une tournure d’esprit idéaliste dont Bainville fait la marque de la République socialiste. Les grandes déclarations d’amitié, les vœux pieux, ne font pas une politique, et Bainville rappelle à cet égard le mot de Chamfort : « On ne joue pas aux échecs avec un bon cœur. »

C’est au nom de ces idéaux que la France est trompée et bafouée, dans le monde bien réel. À propos de la dette qu’a contractée la France auprès des États-Unis durant la guerre, et dont ces derniers réclament le paiement, Bainville écrit : « Les Américains comptent de très bonne foi que nous leur devons trois milliards de dollars. Ils seraient très étonnés si nous leur disions qu’ils nous doivent quelque chose comme six cent soixante-quinze mille Français (…) Quand on parle trop de l’idéal et de son cœur, c’est toujours ainsi que les choses se terminent. Il vaut mieux causer d’affaires avant, pour ne pas se disputer après. Même dans les mariages d’amour, il est prudent de dresser un contrat. »

En homme modéré, en « honnête homme » comme on le disait au XVIIe siècle, Bainville se défie des grands sentiments en ce qu’ils ne sont souvent qu’une façon perverse, même si elle peut être inconsciente, d’escamoter des réalités qui ne sont ni grandes, ni sentimentales. Commentant la phrase de Pascal, « Qui veut faire l’ange fait la bête », il écrit : « La rançon de toute exaltation idéaliste, c’est de ramener le rêveur sur la terre et de l’y ramener d’autant plus rudement qu’il a voulu voler plus haut. »

Le Libérateur du Territoire, de Jules-Arsène Garnier

Des grandes idées aux mesquines ambitions

Ses chroniques sont parcourues d’une dénonciation constante de l’hypocrisie de la IIIe République, qui multiplie les plaisantes fictions destinées à habiller quelque peu la désagréable réalité. Derrière les grands et beaux discours, exaltant les vertus de la démocratie, de la république, on s’aperçoit que ladite république s’illustre surtout par les « affaires » et turpitudes des parlementaires et hommes d’État, lesquels sont moins là par goût de la chose publique que par ambition personnelle. De l’Ancien Régime, on a conservé le pire : les postes ont remplacé les charges, et rien ne vient plus tempérer les ambitions dévorantes des uns et des autres. Balzac l’écrivait déjà, et Bainville l’aurait sans doute approuvé : « L’un des plus grands malheurs des révolutions en France, c’est que chacune d’elles est une nouvelle prime donnée à l’ambition des classes inférieures » (L’Envers de l’histoire contemporaine).

La vie politique républicaine est dès lors marquée par une irresponsabilité chronique : non seulement les hommes politiques ne servent que leurs ambitions personnelles, mais ils peuvent de plus se cacher derrière les institutions : « Voilà un métier où l’on n’est jamais tenu d’achever ce que l’on fait. On s’en va sans garder de responsabilités et sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. » Les médiocres règnent, et les personnalités les plus brillantes, écœurées, préfèrent leur abandonner la chose publique : « Les hommes les plus intelligents et les plus actifs de la génération nouvelle laissent la vie publique aux autres. La politique est un métier, un petit métier fort chanceux, exercé par quelques professionnels de la démagogie. Et à chaque fournée électorale, on constate que le niveau baisse. »

Tout cela s’illustre également dans le contraste entre les prétentions des socialistes et ce qu’ils font réellement. Nous avons dit plus haut que Bainville moquait Léon Blum qui « ne se trouve pas si mal » dans la République, tout en maniant une forme de rhétorique révolutionnaire. Ce n’est pas seulement en tant que contre-révolutionnaire, en tant que royaliste, que Bainville trouve ridicule le socialiste bourgeois qui se repaît de l’imagerie révolutionnaire mais qui craint plus que tout qu’elle ne devienne autre chose qu’une simple imagerie : « Pendant très longtemps, la bourgeoisie a fredonné ces couplets [révolutionnaires]. C’est qu’elle goûte la Révolution au coin de son feu et quand l’ordre n’est pas troublé, quitte à flanquer des coups de fusil aux insurgés qui prennent ce romantisme au sérieux. De même on voit des gens célébrer la prise de la Bastille qui frémiraient d’horreur s’ils apprenaient que l’émeute a forcé les portes de la Santé. »

On pourrait aisément rétorquer à Bainville qu’il est de ces bourgeois qui prisent l’ordre et qu’il « frémirait d’horreur s’il apprenait que l’émeute a forcé les portes de la Santé ». Reste qu’il a du moins la cohérence de ne pas se revendiquer d’une idéologie qui contredit son mode de vie et ses positions politiques concrètes. D’une certaine façon, Bainville accepte d’être un bourgeois et assume sa condition. Et, malgré tout, il demeure moins complaisant envers les puissances d’argent que ne le sont les socialistes ; alors même que ces derniers se prétendent les ennemis absolus du capitalisme, ils en admettent davantage la domination que Bainville, qui lui est pourtant plus favorable en principe : « Nietzsche disait que la liberté est une idée d’esclaves. Tout se passe comme si le respect de la ploutocratie était une conception de socialistes. Le résultat, c’est qu’on charge maintenant les banquiers de décider du sort des peuples par-dessus la tête des gouvernements. C’est ce qu’on appelle la démocratie. Et l’on est un réactionnaire quand on se permet de douter que ce soit un progrès. »