Michel Henry : le savoir de la vie contre la barbarie de Galilée

[Cet article est initialement paru dans la revue PHILITT #5 consacrée à la barbarie]

Dans La barbarie (1987), Michel Henry nous met en garde contre les prétentions des sciences modernes : l’objectivité qu’elles revendiquent n’est autre qu’un appauvrissement de la réalité. Selon lui, le savoir fondamental de l’homme, celui qui permet tous les autres, n’est pas le savoir scientifique mais le savoir de la vie.

Le barbare Galilée

On associe habituellement le développement des savoirs scientifiques à celui de la civilisation. Une société qui parviendrait à un haut niveau de technicité, à une meilleure connaissance géométrique et mathématique de la nature matérielle serait une société exemplaire d’un point de vue civilisationnel. L’avènement de la modernité, marquée par la révolution galiléenne, a radicalement changé la conception que nous nous faisions du monde dans les sociétés traditionnelles. Cette rupture, ce grand bouleversement est, aux yeux de Michel Henry, un danger terrible pour la culture qu’il définit comme « l’autotransformation de la vie ».

Dans La barbarie, le phénoménologue chrétien décrit « une lutte à mort » entre savoir et culture et s’inquiète d’une possible victoire du premier sur la seconde. Pour Henry, le savoir scientifique n’est donc pas une partie de la culture, mais bien plutôt sa négation. Car la révolution galiléenne est, à proprement parler, une « réduction » dans la mesure où elle tente de décrire les objets du monde en ignorant volontairement les qualités sensibles qui les composent. La méthode galiléenne est une pure objectivation du monde et une mise hors jeu de la subjectivité. Par conséquent, elle nie la condition de possibilité même de la perception des objets, c’est-à-dire l’expérience vécue. « C’est donc cette vie telle qu’elle s’éprouve en nous dans sa phénoménalité incontestable, cette vie qui fait de nous des vivants, qui se trouve dépouillée de toute réalité véritable, réduite à une apparence. Le baiser que s’échangent les amants n’est plus qu’un bombardement de particules microphysiques », écrit Henry. Il n’y a de culture que s’il y a vie, car il ne peut y avoir d’expérience sans perception, d’objet sans sujet. La seule réalité à laquelle nous avons accès est celle des choses perçues. L’expérience réelle du monde n’est jamais une expérience désincarnée. Quand un sujet porte son regard sur un objet, il y applique sa sensibilité, son goût, son humeur du jour, son état physique, sa concentration de l’instant.

La mise hors jeu de la vie

Le savoir scientifique moderne a ceci de particulier qu’il se présente comme une connaissance rigoureuse et incontestablement vraie. En résulte une arrogance : il refuse l’appellation de « savoir » à toutes les sciences traditionnelles qui ne sont pas fondées sur le principe galiléen d’objectivation et sont incapables de résultats matériels équivalents. « L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connaissance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective », résume Henry.

À ses yeux, « toute culture est une culture de la vie, au double sens où la vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet ». La culture, telle que la définit le philosophe n’est autre que le mouvement perpétuel de la vie travaillant à son propre développement. Elle est une mise en branle de la totalité des consciences subjectives vers l’accomplissement spontané ou non de hautes réalisations. L’art, quant à lui, est par excellence partie prenante de la culture puisqu’il est la discipline qui prend le plus en compte l’activité de la sensibilité. La production artistique procède fondamentalement de l’intériorité de l’expérience humaine, une intériorité qui n’intéresse pas le scientifique qui prétend surplomber le monde. En revanche, le savoir scientifique galiléen est barbare car à cause de lui « c’est la vie même qui est atteinte, ce sont toutes ses valeurs qui chancellent, non seulement l’esthétique mais aussi l’éthique, le sacré – et avec eux la possibilité de vivre chaque jour ».

« Le roi et l’oiseau », une allégorie de la barbarie moderne

Dans La phénoménologie de la vie, Henry définit le vivant comme ce qui est capable de s’éprouver soi-même sous la modalité de l’« auto-affection ». L’ « auto-affection » est la conscience primitive de l’homme, une conscience non réflexive qui, plutôt que de penser qu’elle pense, sent qu’elle pense. Elle est, par excellence, la preuve de l’union de l’âme et du corps. Le savoir scientifique moderne est fondé sur la tentative de négation de cette subjectivité primordiale qu’il renvoie au particularisme et au relativisme de l’expérience individuelle. Or, ce « sentir de soi », ce « s’éprouver soi-même » renvoie à « la nature profonde de l’expérience et de la condition humaine ». Pour Henry, le savoir fondamental, c’est-à-dire le savoir qui permet tous les autres, le savoir qui est aussi un pouvoir, est le savoir de la vie.

Dans La barbarie, le philosophe prend l’exemple d’un étudiant en biologie. Lorsque celui-ci étudie un livre afin d’assimiler des connaissances, il est, en tant que sujet, face à un savoir scientifique abstrait contenu dans le volume qu’il a sous les yeux. Entre le sujet, l’étudiant, et l’objet, le livre de biologie, demeure un écart intentionnel qu’il serait impossible de combler sans le savoir de la vie qui se déploie dans une pure immanence, sans ekstase. Sans le savoir de la vie, l’étudiant resterait immobile à contempler son livre. Grâce à lui, l’étudiant peut tourner les pages du livre avec ses mains et lire les lignes en déplaçant ses yeux. « La capacité en effet de s’unir au pouvoir des mains et de s’identifier à lui, d’être ce qu’il est et de faire ce qu’il fait, seul la détient un savoir qui se confond avec ce pouvoir parce qu’il n’est rien d’autre que l’épreuve que celui-ci fait constamment de soi – que sa subjectivité radicale », explique Henry. En d’autres termes, le savoir de la vie est cette capacité qu’à l’homme de faire coïncider les mouvements du corps et l’intentionnalité dans une pure immanence. C’est un savoir pratique qui est la condition de possibilité de tous les savoirs théoriques.

Le savoir scientifique est un savoir qui se représente le monde face à lui dans une connaissance purement abstraite mais ne l’éprouve jamais. Or, la seule réalité est une réalité éprouvée. Le monde de la science galiléenne est un monde froid et objectif. Alors que le savoir de la vie procède de la rencontre du sujet et de l’objet, le savoir scientifique refuse de prendre en compte la réalité de la subjectivité et nous présente un objet qui n’est le produit d’aucun regard, qui n’est appréhendé par aucune conscience. « Point d’intérieur : rien qui soit vivant, qui puisse parler en son propre nom, au nom de ce qu’il éprouve, au nom de ce qu’il est. Seulement des “choses”, seulement de la mort », souligne Henry.

Entre l’homme et le monde se dressent les robots

Le fordisme, une expression de la civilisation moderne

À l’objectivation des choses du monde par la science galiléenne répond l’objectivation de l’action à travers l’essor toujours plus grand de la technique. Nous avons vu que le savoir fondamental qui est celui de la vie se définissait comme un savoir faire, comme une praxis. Or, avec l’âge industriel, le travail vivant de l’homme a été remplacé par des dispositifs, par des outils qui réduisent notre relation aux choses à des mécanismes simplificateurs et désincarnés. Entre l’homme et le monde se dressent désormais des robots qui viennent se substituer à la vie. Cela conduit à une « atrophie de la quasi-totalité des potentialités subjectives de l’individu vivant et ainsi [à] un malaise et une insatisfaction croissante ».

Henry oppose ici le travail de l’artisan qui est une perpétuelle création et une perpétuelle mobilisation des savoirs de la vie à celui de l’ouvrier qui n’est que la répétition d’actes « stéréotypés » et « monotones ». L’artisan est dans un rapport charnel au monde, sa subjectivité est à l’œuvre pour déployer dans l’immanence les savoirs de la vie. L’ébéniste choisit le bois sur lequel il va travailler, évalue sa qualité, sa résistance, son grain et son veinage. Lorsqu’il ponce, polit puis vernit son bois, lorsqu’il assemble les parties pour réaliser un meuble, il effectue un travail unique qui implique au plus profond sa subjectivité et sa vie. En revanche, l’ouvrier qui travaille à la chaîne est dans un rapport froid et médiatisé où le dispositif instrumental vient remplacer le savoir-faire. Appuyer sur un bouton, actionner un levier est une tâche minimale qui peut être effectuée par tous de manière identique. Pour Henry, la technique n’est autre que « la nature sans l’homme », c’est-à-dire « la nature abstraite, réduite à elle-même » et « rendue à elle-même ». « Elle est la barbarie, la nouvelle barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu’elle met hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n’est pas seulement la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu’il ait été donné à l’homme de connaître, elle est la folie », souligne-t-il.

L’essor de la technique aux dépens de la vie aboutit à un changement radical, à une « révolution » ontologique, à savoir l’apparition d’une nouvelle réalité d’ordre économique. Henry vise ici « l’inversion de la téléologie vitale qui s’est produite à la fin du XVIIIe et au début du XIXe lorsque la production des biens de consommation qui caractérise toute société a cessé d’être dirigée […] vers les “valeurs d’usage”, pour viser désormais l’obtention et l’accroissement de la valeur d’échange, c’est-à-dire de l’argent ». Voilà ce qui est, par excellence, barbare pour le philosophe : l’émergence d’une réalité qui n’est produite ni par la nature ni par le corps propre. Le règne de l’argent en tant que valeur d’échange correspond à l’avènement au sein même de l’Être d’une pure virtualité. L’argent détermine aujourd’hui notre existence alors qu’il n’est le produit d’aucune vie et qu’il ne sert aucune finalité si ce n’est la sienne propre. La barbarie décrite par Henry est donc, en dernière instance, une usurpation : ce qui est mort – la technique et l’argent – en vient à se faire passer pour l’Être.

Pour lire l’article en anglais : https://www.thepostil.com/michel-henry-the-knowledge-of-life-against-the-barbarism-of-galileo/

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