Éditorial – L’argent est seul devant Dieu

[Cet éditorial est initialement paru dans PHILITT #6, que vous pouvez vous procurer en suivant ce lien]

« L’argent est seul devant Dieu. » Lorsque Péguy écrit cette phrase en 1914 dans sa Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, il entend inscrire sa critique de l’argent dans une condamnation plus large du monde moderne. Selon lui, l’argent est une « puissance » matérielle qui cultive le goût de la domination. Le basculement de l’ancien monde vers le monde moderne se comprend à partir de l’accroissement de cette puissance d’argent qui soumet petit à petit toutes les autres puissances. Pour Péguy, les puissances, mi-matérielles mi-spirituelles, qui fleurissaient autrefois, ont toutes été reléguées, ont toutes été repoussées progressivement à la marge : la chevalerie, les corporations, les seigneuries, la conscience même des peuples. Cette appauvrissement de la réalité fait du monde moderne un monde binaire, mécanique, où s’affrontent, dans un duel tragique, l’argent et l’esprit. Si Péguy a raison de s’inquiéter de la place prépondérante de l’argent, de son grand pouvoir de corruption, ne commet-il pas une erreur en voulant en faire une puissance purement matérielle ? Au contraire, l’argent semble posséder un statut profondément ambigu. Il est au départ ce qui permet d’évaluer la valeur mais n’est-il pas devenu depuis l’incarnation même de la valeur ?

Aujourd’hui, la possession d’une grande fortune octroie un prestige qui va au-delà de la possibilité de se procurer une infinité de bien matériels. Est-il excessif de dire que, dans le monde moderne, l’argent peut tout ? Y a-t-il encore quelque chose que l’argent ne saurait acheter ? Y a-t-il encore quelque qualité qui ne saurait être réduite à quelque quantité, c’est-à-dire à une certaine somme d’argent ? La tradition chrétienne appelle simonie le pouvoir d’échanger des biens temporels contre des biens spirituels. Mais cette pratique s’est, en quelque sorte, sécularisée : on peut acheter l’honneur d’un homme, son intégrité, son âme, comme dans les romans de Balzac ou dans le Faust de Goethe. La gloire littéraire, la gloire militaire, la gloire des martyrs – la sainteté – sont de lointains souvenirs. Prédomine à présent la gloire par l’argent et pour l’argent. Qui sont les modèles d’aujourd’hui, les « héros » de notre temps si ce n’est Jeff Bezos, Carlos Slim ou encore Mark Zuckerberg ? Certains diront que ce sont des grands inventeurs, qu’ils ont changé la face du monde. Peut-être. Nous soutenons que ce sont avant tout des chefs d’entreprise, c’est-à-dire des hommes d’argent. L’argent est paradoxal. Il apparaît comme ce qui corrompt, mais, dans le même temps, il est la condition de possibilité de l’autonomie. C’est pour ça qu’il fut désiré autant qu’haï par nombre de grands écrivains. La pauvreté et le dénuement ont une certaine noblesse. Parfois, la misère s’est avérée être à la source de grandes œuvres. Mais, avec nos modes de vie actuels, sommes-nous prêts à sacrifier le temporel pour le spirituel ? Accepterions-nous d’avoir le destin d’un Bloy ou d’un Dostoïevski ? Les hommes que nous sommes devenus sont-ils faits du même métal ?