Le Livre du thé, une introduction à la pensée asiatique

Dans ce classique du début du siècle, Kakuzo fait de « la voie du thé » une métaphore de la pensée orientale. Il y célèbre une pensée asiatique pour laquelle imperfections et inaccomplissements permettent l’absolu et la plénitude, alors que l’Occident, dans sa volonté de corriger perpétuellement le monde, finit par engendrer un désordre incessant.

Kakuzo en tenue traditionnelle japonaise

« La voie du thé est un culte fondé sur l’adoration du beau jusque dans les occupations les plus triviales de la vie quotidienne ». C’est par ces mots que s’ouvre Le Livre du thé, petit opuscule écrit par Okakura Kakuzo en anglais et publié en 1906 à New York. Il fait suite à deux autres ouvrages du même auteur, à savoir Les Idéaux de l’Orient, publié en 1903, dans lequel il veut démontrer que le Japon représente « le véritable tabernacle de la pensée et de la culture asiatiques », et Le Réveil du Japon, en 1904, dans lequel il analyse l’histoire en faveur du Japon. À l’ère de l’occidentalisation effrénée de l’Asie, publié quelques mois après la victoire du Japon face à l’empire Russe, et alors que l’Orient se cherche une place au concert des puissances, Kakuzo utilise ici la métaphore du thé pour rappeler l’essence de la culture asiatique, tant aux Occidentaux, qui ne la connaissent qu’à travers le prisme déformant du folklore, qu’aux Orientaux eux-mêmes, dont la réaction politique et immédiate au modernisme a fait perdre de vue les principes culturels ancestraux. Mais là où Les Idéaux de l’Orient et Le Réveil du Japon se veulent des essais techniques et savants, Kakuzo livre ici une réflexion d’une grande poésie et d’une profonde richesse, ce qui valut à son auteur une certaine renommée au moment de sa publication.

Fils d’un samouraï de haut rang, Okakura Kakuzo naquit à Yokohama, une ville portuaire proche de Tokyo en 1862, soit deux ans après l’ouverture forcée du Japon par le commodore Perry. Les magasins de soie Okakura attiraient beaucoup de clients étrangers, ce qui permit au jeune Kakuzo de se familiariser avec l’Occident et d’apprendre l’anglais dès son plus jeune âge. Il approfondit sa connaissance de l’Occident en intégrant en 1877 l’université de Tokyo où les cours étaient prodigués en anglais. C’est là qu’il rencontra Ernest Fenollosa, célèbre orientaliste dont il deviendra l’interprète et l’assistant, notamment dans une commission chargée d’inventorier les trésors des temples et sanctuaires. En 1886, il paracheva sa connaissance de la culture occidentale par un voyage d’étude en Europe et aux États-Unis au sein d’une commission impériale envoyée par le gouvernement japonais afin d’étudier l’histoire de l’art et l’art moderne. Bien loin d’être subjugué par ce qu’il découvre, ce voyage achève de le convaincre de la nécessité de renationaliser l’art japonais en réaction à la tendance européanisante. Car si sa maîtrise de la culture occidentale est parfaite – une de ses fréquentations à Boston dira d’ailleurs de lui que sa connaissance de l’art et de la littérature occidentale était prodigieuse – Kakuzo n’en reste pas moins profondément imprégné de culture japonaise. C’est qu’à partir de ses 8 ans, Kakuzo passa 7 années en immersion dans un temple bouddhiste, où il se passionna autant pour les classiques chinois que pour les peintures japonaises, passion qu’il ne cessera d’approfondir sa vie durant. La combinaison fructueuse des deux cultures le fera remarquer par Fenollosa et lui vaudront, au retour de son voyage d’étude en Occident, sa nomination au poste de directeur de la nouvelle école d’art de Ueno à Tokyo, dont il démissionnera d’ailleurs à 36 ans, lorsqu’elle adopta les nouvelles méthodes européennes. Il finit par s’installer à Boston, où il travailla pour la direction asiatique du musée des Beaux-arts.

Si Kakuzo possède une maîtrise complète des cultures des deux horizons, il ne se les a pas totalement assimilées pour autant et reste un produit de son milieu. Cela se ressent particulièrement dans Le Livre du thé. Celui-ci confesse lui-même : « Sans doute trahissé-je, en m’exprimant de façon si franche, ma propre ignorance du culte du thé », après avoir fustigé l’attitude occidentale, qui « vient pour transmettre, non pour recevoir ». Un maître de thé reconnaît d’ailleurs que « son ton à la fois ironique et passionné, que dissimule à peine l’élégance du style, s’alimentent à un feu et un humour qui ne cadrent point d’ordinaire avec l’esprit censé régner au sein de la chambre du thé ». C’est ce ton et cet humour empreints de flegme britannique qui explique le succès du Livre du thé. Son orientalisme n’est d’ailleurs pas exempt de tout reproche. Il fait souvent preuve d’un nationalisme partial en considérant le Japon comme la quintessence de l’art asiatique et de la civilisation asiatique en général. Dans un certain sens, plusieurs caractères qui tiennent à la géographie et à la mentalité japonaise en ont effectivement fait un réservoir de la civilisation chinoise et hindoue. Le bouddhisme, considéré comme une réadaptation et une universalisation de l’hindouisme dont le cadre des castes empêchaient son exportation, a bien essaimé jusqu’au Japon en passant par la Chine où il s’est imprégné de taoïsme pour donner naissance au Zen. Mais si le Japon et le Zen constituent bien un précipité de ces deux civilisations, c’est par capillarité. Le Japon excelle dans l’imitation, mais ne possède pas en soi les principes. Par ailleurs, son insularité l’a longtemps préservé et conservé intact. Mais si Kakuzo n’est pas aussi purement oriental que le philosophe Ananda Coomaraswamy ou que le romancier Rabindranath Tagore pour l’Inde, sa compénétration de l’art oriental est suffisante pour lui permettre d’exposer pleinement les principes de la civilisation asiatique. Priambada Dévi, une parente de Tagore qui a bien connu Kakuzo, écrit à son propos que « sa seule passion était l’art et qu’il voulait faire revivre les idéaux de l’Orient et rêvait de recréer l’unité complète de l’Asie. Il travailla, lutta, se sacrifia, vécut et mourut pour cet idéal. » Sa voisine à Boston écrit quant à elle « qu’il a donné un démenti à Kipling : l’Orient et l’Occident se sont rejoints en lui. » Une rubrique nécrologique le décrivait comme ayant « la simplicité du génie ». Simplicité du génie et génie de la simplicité, voilà peut-être ce qui définit le mieux le raffinement de la pensée asiatique.

L’imperfection comme symbole de la perfection

Calligraphie Zen de l’Enzo; le cercle symbolisant la vacuité

L’imperfection du monde participe de sa perfection. Préserver et célébrer la première, c’est donc rendre un culte à la seconde. Cette idée à la fois simple et originale constitue le fil directeur du Livre du thé, permettant à son auteur d’expliquer la mentalité asiatique grâce à l’exemple que fournit la voie du thé. Si celle-ci « enseigne la pureté et l’harmonie, le mystère de la compassion réciproque, et la dimension romantique inhérente à l’ordre social », elle est avant tout « un culte de l’imparfait en ce qu’elle vise au possible dans une vie vouée à l’impossible ». Cet impossible renvoie à notre incapacité à transcender, pour la plupart des hommes, notre condition humaine immédiate. Les contingences, plutôt que d’être combattues, sont alors embrassées comme autant de preuves de l’Absolu. Selon Kakuzo, « le changement est la seule éternité – pourquoi donc ne pas accueillir la Mort comme la Vie ? Elles ne sont qu’échos réciproques – Nuit et Jour de Brahmâ ». La beauté des choses de ce monde, certes imparfaite, reste un indice du Beau, parfait et éternel. Mieux, toute chose en ce qu’elle concourt à l’harmonie universelle, doit être reconnue comme signe du Beau. L’esprit asiatique consiste alors en « l’adoration du beau jusque dans les occupations les plus triviales de la vie quotidienne ». Mais une telle conception holiste irrigue toutes les sphères de la société : « Loin d’être une simple esthétique, elle exprime, en même temps qu’une éthique et une religion, notre conception de l’homme et de la nature. » Une telle conception n’est pas sans rappeler l’idéal platonicien, notamment tel qu’exprimée dans Le Banquet, en particulier dans le dialogue entre Socrate et Diotime. Platon, à travers Socrate, loin de séparer radicalement le monde terrestre et celui des idées, fait de la beauté terrestre un indice du Beau en soi. La nature immanente est une manifestation en même temps qu’un signe du tout-transcendant. On connaît les théories du voyage et de la dette intellectuelle de Platon envers l’Inde. Max Müller déjà trouvait saisissantes les similitudes entre Platon et les Upanishad. Sans exclure de telles hypothèses, la similitude entre la pensée orientale introduite ici par Kakuzo et la pensée platonicienne s’explique d’abord par leur caractère traditionnel et holiste. C’est bien à partir du dualisme cartésien, la séparation radicale entre l’âme et le corps et les implications qui en découlent, que la culture occidentale s’est totalement affranchie d’une telle conception holiste et traditionnelle. Un tel dualisme sépare la perfection de l’esprit de la corruption de la matière, là où l’Orient, dans sa conception moniste, adore l’esprit dans la matière. Kakuzo s’en réfère aux taoïstes pour qui « c’est en nous que Dieu rencontre la nature, c’est en nous qu’hier se distingue de demain ». Ainsi le taoïste « s’attache à découvrir la beauté dans notre univers de misères et de tracas ».

Si, comme le dit l’adage, la beauté ne réside que dans l’œil de celui qui regarde, l’art asiatique a poussé la logique jusqu’à en faire le fondement de tout art véritable : « Au fond, l‘idéal du thé est l’aboutissement même de cette conception zen : la grandeur réside dans les plus menus faits de la vie. » Ce n’est pas « la coûteuse complexité » qui constitue alors un critère de l’art et du beau, mais au contraire, la simplicité et l’harmonie qui en sont la source. Le beau est suggéré, doit être deviné dans les silences, les ombres, les vides. Là aussi, c’est une conception profondément holiste du monde qui guide ces critères esthétiques. Le Beau, comme le Vrai, sont, dans leur dimension absolue, ineffables, de telle sorte que seule une approche apophatique permet de les saisir, d’où les nombreuses apories des sages orientaux. « Les anciens sages ne livraient jamais leurs enseignements sous une forme systématique » nous dit Kakuzo. L’unité doit toujours l’emporter sur la dualité, qui n’est toujours que relative, d’où l’importance de la suggestion au lieu de l’affirmation, car toute affirmation est une négation et toute négation est, in fine, une négation de l’Absolu et une absolutisation de la dualité. Parler de manière affirmative, tranchée et absolue, c’est nécessairement provoquer la dualité, l’opposition. Si Kakuzo ne semble pas percevoir totalement l’implication spirituelle de l’art de la suggestion, il en perçoit le ressort artistique : « Les grands maîtres de l’Orient comme de l’Occident n’ont jamais négligé l’importance de la suggestion  en vue de faire partager leur secret au spectateur ». En ce qui concerne la voie du thé spécifiquement : « L’art du thé consiste en effet à dissimuler la beauté que l’on est capable de découvrir, et à suggérer celle que l’on n’ose révéler». La pièce artistique exprime l’ineffable et permet, dans sa contingence, de toucher à l’absolu : «  L’amateur d’art se transcende lui-même : il est et il n’est pas. […] C’est ainsi qu’un chef d’œuvre accède au sacré. »  C’est donc cette capacité à saisir ce qui est simplement suggéré qui permet à chacun de s’approprier l’art asiatique. Celui-ci « représente par-dessus tout le véritable esprit démocratique de l’Orient en ce qu’elle fait de chacun de ses adeptes un aristocrate du goût ». Kakuzo ne manque pas dresser un parallèle avec « une époque démocratique comme la nôtre, où les hommes réclament à cor et à cri […] ce que la majorité considère comme le meilleur. Ils délaissent le raffiné pour le coûteux, et la beauté pour la mode ».

L’Occident face à l’Orient

Cérémonie du thé

Si Kakuzo estime nécessaire de rappeler les principes directeurs de la pensée orientale, c’est qu’il a pu constater l’incompréhension que provoque en Occident la culture asiatique en même temps que le fossé qui sépare les deux cultures. « L’occidental moyen, livré à sa complaisance mielleuse, ne discernera au mieux dans la cérémonie du thé qu’une des mille et une bizarreries réservées, selon lui, à un Orient affecté et puéril ».  L’Occident moderne, qui a séparé l’homme de la nature, le tout de la partie, l’esprit de la matière, l’imperfection de la perfection, agit pour continuellement corriger le monde ainsi considéré. Il développe sa puissance de transformation, d’action, et donc de destruction. Sa volonté de corriger le monde aboutit à creuser la séparation entre lui et la nature, le monde sur lequel il agit. Or, c’est une conception exactement inverse qui guide l’esprit oriental, que ne comprend pas l’Occident. « À dire vrai, ceux qui se révèlent incapables de sentir en eux-mêmes la petitesse des grandes choses ne sauraient reconnaître chez les autres la grandeur des petites choses ». Kakuzo souligne à raison que « celui-là s’était contenté de considérer le Japon comme une contrée barbare tant qu’il se consacrait aux arts délicats de la paix ; il le tient aujourd’hui pour un pays civilisé depuis qu’il massacre allègrement sur les champs de bataille de Mandchourie » avant de conclure : « Nous resterions volontiers des barbares si notre prétention à la civilisation devait reposer uniquement sur l’horrible gloire de la guerre. » Préservation d’un mode de vie ancestral où l’homme vit uni à la nature, parfaite en soi car conforme à l’ordre du monde d’un côté, transformation du monde de la matière, la natura naturata, corruptible et imparfaite, pour la soumettre à l’esprit de l’homme ; voilà deux conceptions opposées de la barbarie. Pour le premier, l’unité du monde doit primer et s’admirer dans les parties. Pour l’autre, l’impératif de rationalisation, qui doit permettre le progrès, aboutit à toujours plus de divisions et de séparation (séparation des pouvoirs, division du pouvoir en partis, séparation de l’individu de son groupe etc). Ce sont ces deux modèles que Le Livre du thé cherche à rassembler malgré tout : « Nous avons certes évolué dans des directions différentes, mais il n’y a aucune raison pour que nous ne soyons pas complémentaire. Vous avez gagné l’expansion au prix de la tranquillité. Nous avons créé une harmonie, impuissante face à l’agression. Le croirez-vous ? L’Orient, à certains égards, vaut mieux que l’Occident ! ». Cela n’empêche pas Kakuzo de déplorer la direction que prend le monde moderne : « Oui, ce monde avance à tâtons dans les ténèbres de l’égocentrisme et de la vulgarité. La connaissance s’achète au prix de la mauvaise conscience, la bienveillance se mesure à l’aune de l’utilité […] Mais, en attendant… si nous savourions une tasse de thé ?» Car il n’existe qu’une seule façon de résister à la force centrifuge et dissolvante du monde moderne : « Abandonnons-nous à la folle beauté des choses ».