La canonisation de Jeanne d’Arc, dernière Union sacrée en France

Lorsqu’on évoque les procès de Jeanne d’Arc, c’est toujours à sa condamnation et à sa réhabilitation au XVIe siècle que l’on pense. Or, il est un troisième et dernier procès, centenaire, dont le retentissement est bien plus important. Celui-ci a rassemblé toutes les forces politiques françaises, en propulsant Jeanne d’Arc au rang d’icône nationale.

La Pucelle d’Orléans n’a pas seulement bon cœur, elle a aussi bon dos, mais rarement mauvaise presse. Rares sont les figures historiques ayant fait l’objet de tant de récupérations. C’est que Jeanne d’Arc est nimbée de mystère. Non que sa vie soit mal connue, puisqu’elle est, au contraire, l’une des mieux documentées, nombreux sont les textes qui nous sont parvenus. Son mystère est tout autre. Il réside dans son être profond, dans la nature de sa mission, le sens de son histoire. Elle apparaît tantôt comme un des derniers personnages fabuleux issu des profondeurs du Moyen Âge, juste avant que l’imprimerie et l’humanisme substituent l’histoire et le rationalisme à la légende et au surnaturel, tantôt comme annonciatrice glorieuse de la nation française unie et souveraine. Ainsi, si Jeanne d’Arc parle à tous, chacun ne l’entend pas de la même oreille, si bien que les louanges en disent moins sur la célébrée que sur le célébrant. Partant, il est tout naturel qu’une telle figure, encore relativement peu revendiquée sous l’Ancien Régime, cristallise l’attention au XIXsiècle, et particulièrement lors de son procès de canonisation, qui vit se rassembler les courants les plus radicaux autour de sa personne. Elle fut ainsi simultanément célébrée comme la fille envoyée par Dieu par les catholiques, la bergère issue du peuple par les communistes (elle fut d’ailleurs longtemps très populaire en URSS), la catholique qui sauva le roi de France par les royalistes, la guerrière que trahit la royauté par les républicains, l’anglophobe qui unifia la France par les vichystes et la patriote qui chassa l’envahisseur par les résistants. Ainsi que l’écrit Gerd Krumeich, spécialiste de la question : « La bataille de Jeanne d’Arc fut, vers 1900, après l’affaire Dreyfus, le litige qui séparait le plus les Français. » Si des altérations historiques accompagnent évidemment les réifications symboliques, Jeanne fut, dans une certaine mesure, tout cela à la fois. En cela, elle est bien une incarnation de la France.

De l’épée ceinte à la sainte épopée

Le Général De Gaulle aux fêtes johanniques en 1959

Au début du XIXe siècle, « la Pucelle d’Orléans » pâtit encore de l’image que lui a taillée Voltaire dans sa pièce (sauf à Orléans où son culte n’a pratiquement jamais cessé depuis le XVe siècle). Elle est moins une figure historique que poétique. Il faut attendre la pièce de Schiller en 1801 pour que la Lorraine suscite un réel engouement en Europe et donc en France, le pays se réappropriant l’héroïne, notamment grâce à Quicherat et son Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc publié dès 1841. Cette réappropriation culmine en 1869, quand Monseigneur Dupanloup, nouvel évêque d’Orléans, appelle à l’occasion des fêtes johanniques d’Orléans à la canonisation de la Pucelle, soutenu par d’autres évêques. À cette époque, l’Église semble plutôt délaisser ce personnage qui reste extravagant si ce n’est embarrassant. À Monseigneur Touchet, qui succède en 1894 à Monseigneur Dupanloup, le Cardinal Parocchi, protecteur romain de la cause de canonisation, déclara : « Attendez-vous à des difficultés : vous nous présenteriez une religieuse, cela irait tout seul ; une bonne mère de famille, cela irait encore très bien… N’oubliez pas que vous nous présentez une jeune fille habillée en homme, qui fait la guerre et qui a été condamnée par les théologiens. »

Ainsi, si la sainteté de « la fille la plus sainte après la Sainte Vierge » (Péguy), est aujourd’hui une évidence, la question était loin d’être tranchée. L’Église a toujours considéré les fêtes johanniques comme une célébration de l’héroïne, de la guerrière, et non d’une sainte. Ce caractère guerrier de l’épopée johannique, à l’origine de sa condamnation, a longtemps fait obstacle à sa juste reconnaissance par les autorités ecclésiastiques, sans parler de sa canonisation. Or, une fois celle-ci finalement déclarée en 1920, l’imagerie guerrière et héroïque n’a pas été effacée, bien au contraire. Le pape lui-même, dans sa lettre apostolique qui fait de Jeanne d’Arc la patronne secondaire de la France, qualifie la Lorraine d’héroïne de la patrie.

Cette double nature de sainte et de guerrière est à l’origine du consensus qui s’est formé autour de sa figure, de la droite catholique à la gauche républicaine. Celle-ci n’hésitant pas à revendiquer un certain nationalisme belliciste là où les liens de parenté royaux dans les cours européennes empêchent les royalistes de partager le même penchant. L’Action française, condamnée par le pape, a, quant à elle, pu voir dans l’héroïne royaliste un espoir pour sa propre réhabilitation. Même les socialistes y ont trouvé une figure à honorer. Ce caractère unificateur que possède en propre la jeune martyr ne doit pas surprendre. On sait en effet que certains saints éminents ont tendance à fédérer, par la richesse et la profondeur de leur action, des partis totalement opposés. Car celui qui est parvenu à l’union divine parvient aussi à l’harmonie des contraires. Le sacré a une dimension polysémique inhérente du fait de sa nature symbolique. Ainsi, les mêmes textes ou faits, dès lors qu’ils ont une source surnaturelle, peuvent revêtir à la fois un sens historique, social, politique, juridique et spirituel, sans aucune exclusivité, ce que n’ignorait d’ailleurs pas la scolastique médiévale. En tant que sainte d’un type particulier, Jeanne fut à la fois pleinement guerrière et contemplative, fille du peuple et vierge de Dieu, investie d’une mission historique, sociale, politique et spirituelle. La seule trahison possible à sa mémoire consisterait à exclure une de ces dimensions, particulièrement la dimension spirituelle qui conditionne les autres. C’est, une fois encore, Péguy qui percevra le mieux cette envergure johannique, par exemple dans La Tapisserie de Sainte-Geneviève et de Jeanne d’Arc :

« Engagée en journée ainsi qu’une ouvrière,

Sous la vieille oriflamme et la jeune bannière

Jetant toute une armée aux pieds de la prière »

Une canonisation politique

Il faut attendre la conjonction de plusieurs événements pour que Jeanne d’Arc trouve finalement grâce aux yeux de l’Église, comme à ceux du peuple. Avant Vatican II, et en particulier avant la promulgation du Code Canonique de 1917, la procédure, qui devait être initiée par le peuple et instruite par le diocèse faisait la part belle aux autorités ecclésiastiques romaines, la décision finale appartenant au Pape. Or, les autorités romaines verront toujours dans la canonisation de Jeanne un moyen de se rapprocher de la France, bien que les raisons de ce rapprochement varient.

Publicité du gouvernement américain incitant les femmes à acheter des bons de guerre en 1918.

En 1870, l’annexion des États pontificaux par l’Italie prive le Saint-Siège de son assise territoriale et matérielle tout en minant son action diplomatique, l’empêchant de participer aux conférences internationales et même de joindre la Société des Nations. En 1905, la laïcité prive un peu plus l’Église de sa manne financière. Surtout, 1918 voit la chute des grands empires alliés traditionnels de l’Église, notamment l’Empire austro-hongrois et l’Empire allemand, forçant l’Église à se tourner vers sa fille aînée désormais rebelle. Celle-ci, après la Grande Guerre, est alors prête à renouer des relations avec l’Église. La canonisation de Jeanne d’Arc va donc jouer le rôle de catalyseur pour le rapprochement diplomatique. Les papes, et en particulier Benoit XV, se montrent donc très favorables à la cause. Ainsi, Benoit XV va jouer un rôle important pour faire accepter les miracles requis pour la canonisation de la potentielle sainte. Du côté du peuple, l’engouement autour de Jeanne est très fort. Après la défaite de Sedan, l’envahisseur n’est plus outre-Manche mais outre-Rhin. La jeune Lorraine est donc une figure toute indiquée pour symboliser l’espoir de la revanche, quitte à remodeler les frontières historiques. Un hymne très populaire, À l’étendard, conçu « en l’honneur de Jeanne d’Arc » fut même proposé en 1899 comme hymne national. Pour toutes ces raisons, la sainte guerrière va cristalliser l’opinion et investir les débats jusqu’à sa canonisation en 1920 et même au delà.

L’Union Sacrée dans la France et avec elle

Peinture de Jan Matejko représentant Jeanne d’Arc (1886)

La canonisation a finalement suscité un enthousiasme rare en France, accentué par l’union nationale dans la chambre bleue horizon. Ainsi, en mars 1920, la France rétablit des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. La première représentation officielle est envoyée avant même l’officialisation de l’accord à l’occasion de la cérémonie pour la canonisation. La célébration est autant une fête en l’honneur de la sainte que de la France, qu’elle personnifie. Un spectateur, qui assiste aux fêtes, résume tout cela lorsqu’il écrit : « Je m’étonnais d’être là, moi enfant d’Orléans, mais aussi enfant de la défaite dont la jeunesse avait été bercée de l’écho du canon de Sedan, et je remerciai Dieu de m’avoir permis d’assister, à côté de mon ambassadeur représentant la France victorieuse, à l’apothéose de Jeanne dont la mission, par la volonté de Rome, devenait, aux yeux du monde, le symbole le plus élevé du passé glorieux, du présent lourd de lauriers et de l’avenir du peuple de France. » Dans la foulée, le 10 Juillet 1920 est adoptée par consensus à l’Assemblée et au Sénat une loi, proposée par Barrès, instituant une fête nationale le 8 Mai. Elle énonce en son premier article que : « La République française célèbre annuellement la fête de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme. » Cette fête n’a été remplacée par la fête de l’armistice du 8 mai qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il est d’ailleurs permis de penser que l’armistice n’a pas été signé un 8 mai tout à fait par hasard. Enfin, le 22 Mai 1922, le pape Pie XI proclame Jeanne d’Arc patronne secondaire de la France et résume son universalité : « Nous déclarons avec la plus grande joie et établissons Pucelle d’Orléans admirée et vénérée spécialement par tous les catholiques de France comme l’héroïne de la patrie, sainte Jeanne d’Arc, vierge, patronne secondaire de la France, choisie par le plein suffrage du peuple, et cela encore d’après Notre suprême autorité apostolique, concédant également, tous les honneurs et privilèges que comporte selon le droit ce titre de seconde patronne. »