Bernanos et Drumont : une admiration ambiguë

Bernanos vouait à Édouard Drumont, son « vieux maître », une admiration passionnée qu’il ne renia jamais. Elle lui inspira son premier livre de combat, La Grande Peur des bien-pensants, œuvre inclassable, à mi-chemin de la biographie et du pamphlet, de la fresque historique et du roman. L’enthousiasme bernanosien n’est pourtant pas exempt de toute équivoque. Le fondateur de La Libre Parole oscille au fond entre deux archétypes qui structurent la pensée de l’écrivain : celui du héros et celui de l’enfant humilié.

Charles Maurras

La Grande Peur des bien-pensants paraît en 1931, un an avant la rupture de Bernanos avec l’Action française. L’ancien camelot du roi achève alors de se détacher de Maurras, dans lequel il a cessé de voir depuis longtemps l’homme du « coup de force » possible. Le retour à Drumont, dont son père lui lisait les articles quand il était enfant, et qui a marqué en profondeur son adolescence, s’explique ainsi par la recherche d’un contre-modèle à opposer à l’idéologue embourgeoisé de la rue de Rome. L’auteur de La France juive était d’ailleurs, au milieu de l’entre-deux-guerres, largement tombé en désuétude, et il ne devait pas déplaire à Bernanos, avec le sens de l’honneur dont il était jaloux, de mettre sa réputation tout juste établie au service d’une mémoire qui ne pouvait que le compromettre.

Le personnage que nous présente l’écrivain catholique, recréé à partir de ses souvenirs de lecture et de son propre imaginaire bien davantage que de la réalité historique, apparaît donc comme un anti-Maurras. À l’opposé du vieillard radoteur, enfermé dans sa doctrine comme dans un cénotaphe, il ressortit à un type héroïque. « Espèce de chevalier français », sans peur sinon sans reproche, il n’est pas devenu contre-révolutionnaire par une réflexion menée à son terme, mais par réaction au spectacle de la IIIe République. Son œuvre n’a pas l’équilibre d’un édifice intellectuel bien construit : c’est un cri de protestation face à l’affairisme, la corruption, l’injustice sociale, la démoralisation du pays. Elle ne délivre aucun « enseignement direct », mais cherche à réveiller les consciences. Drumont a obéi en cela à une nécessité de son caractère autant qu’à l’aiguillon d’une vocation, car s’il appartient à cette catégorie d’hommes que « l’oppression rend malade physiquement », tout ce qu’il écrit a également « ce frémissement particulier, impossible à feindre, de celui qui s’est senti appeler ».

Le risque et le rêve

Duel au pistolet (1892)

Le Drumont idéal de La Grande Peur réunit surtout quelques-unes des caractéristiques profondes de l’héroïsme bernanosien. Le risque pleinement assumé n’en est pas la moindre. On sait qu’il s’agit, pour Bernanos, d’une valeur essentielle. Le péril n’est pas seulement l’épreuve par laquelle doit passer la liberté pour s’attester elle-même, il en est aussi le sacrement. L’homme capable de se donner lui-même, de s’engager tout entier, fût-ce dans le mal, fait preuve d’un détachement qui le rend toujours plus proche de Dieu que ne le seront jamais les raisonnables et les prudents. La vie publique de Drumont, à cet égard, plaide en sa faveur. La France juive est le livre d’un homme « qui joue sa chance, son unique chance, la joue tout entière, s’engage à fond… ». Une telle aventure éditoriale ne pouvait être entreprise par quelqu’un de trop attaché à quiétude et à sa sécurité. Elle supposait de s’exposer aux procès en diffamation, à la prison, aux duels. La Grande Peur retrace d’ailleurs, comme autant de péripéties, l’incarcération à Sainte-Pélagie, la joute à l’épée avec Arthur Meyer, directeur du Gaulois, et surtout, avec un luxe de détails et un pathos contenu dignes d’une scène de roman, l’échange de coups de feu, en pleine affaire Dreyfus, avec Georges Clemenceau.

L’héroïsme bernanosien puise encore à une source onirique. Dans un monde d’apparences et de faux-semblants, le rêve donne accès à la vérité. Dans un monde livré à « l’esprit de vieillesse », il maintient « l’esprit d’enfance ». De l’abbé Donissan au curé d’Ambricourt, en passant par Chantal de Clergerie, tous les personnages lumineux des romans de Bernanos ont cette faculté en partage. « Né et mûri dans le rêve », disposition qui lui a permis de garder, jusque dans la vieillesse, la fraicheur d’une « foi d’enfant », le Drumont de La Grande Peur tire de ce monde intérieur l’énergie nécessaire à ses combats.

L’humiliation d’un naïf

Exécutions en masse, lors de la Semaine sanglante (1871)

On sourit naturellement à cette évocation d’un Drumont quasi mythique, tant le personnage que nous connaissons par l’Histoire – on se rapportera, si on le souhaite, à la biographie que lui consacre Grégoire Kauffmann – nous semble éloigné des grandes figures héroïques qui peuplent l’imaginaire bernanosien. Il ne faudrait pas pour autant reprocher trop vite au portraitiste d’avoir limité sa palette au registre sublime. Si l’on peut discuter la part de grandeur prêtée au « prophète » de La Fin d’un monde, le lecteur de La Grande Peur doit reconnaître que Bernanos n’a pas occulté en faveur de celle-ci les aspects plus ténébreux d’une personnalité qui le fascinait aussi par sa complexité. Il les a simplement appréhendés avec son propre langage, qui n’est pas d’un moraliste, et à travers ses schèmes personnels, qui ne recoupent pas les catégories de l’historien. Drumont s’apparente ainsi, à plus d’un titre, à la classe des « enfants humiliés », dont Bernanos a représenté, avec Hitler (dans Les Enfants humiliés) et Luther (dans Frère Martin), deux exemples inoubliables.

Le type de « l’enfant humilié » se caractérise d’abord par sa naïveté, qui en fait généralement la proie des « réalistes » et des opportunistes. « Né respectueux », il a été déçu dans toutes ses admirations, comme le moine d’Erfurt, atterré par les « bacchanales simoniaques de la Rome du XVIe siècle », ou le vagabond de Munich, qui « a cru à l’Armée, à la guerre, à son Empereur » et a essuyé autant de déconvenues. Drumont correspond au même modèle, appartenant à l’espèce de « ceux qui naissent avec le besoin d’admirer », alors que « la Vérité ne désire pas d’être admirée, mais d’être cherchée, puis aimée ». Sous l’influence de son milieu, il mit ses premières espérances dans la République. La répression de la Commune, « féroce, c’est-à-dire vile », à laquelle il assista au cours de la Semaine sanglante, le détourna de Thiers et de Gambetta. Il se rangea ensuite du côté des opposants au nouveau régime. C’est alors la pusillanimité des élites conservatrices, ridicules lors de la crise du Seize Mai, du carnaval boulangiste ou de l’affaire de Panama, qui finit par le dégoûter. Il compta enfin sur l’Église institutionnelle. Las ! La circonspection légendaire du parti clérical, puis le « grand œuvre du Ralliement », lui aliénèrent de nombreux prêtres. L’humiliation atteignit son comble à l’occasion des élections municipales de 1890, quand Drumont brigua un siège dans le septième arrondissement de Paris et que le nonce apostolique lui-même appuya la bruyante campagne organisée contre lui par un certain Léo Taxil. Le même journaliste, ancien franc-maçon, était l’auteur des Amours secrètes de Pie IX… Bernanos, qui déplore la naïveté du « vieux maître », s’attarde plus longuement sur ce dernier camouflet, pour achever son anti-portrait d’un homme « déçu jusqu’à la racine de la vie ».

Le désespoir d’un médiocre

Hitler en 1918. Le type même de l’enfant humilié pour Bernanos.

La somme des désillusions a pour conséquence de jeter « l’enfant humilié » dans un désespoir sans retour. C’est là son deuxième trait distinctif et, bien sûr, le plus fondamental. Hitler peut bien militariser la Rhénanie, annexer l’Autriche et les Sudètes, fondre sur la Pologne et bientôt balayer l’armée française, il demeure « jusque dans l’amertume d’un triomphe jamais égal à ses haines, enchaîné à l’Allemagne de 1918, à la défaite et au déshonneur de son pays ». Luther a beau entraîner à sa suite la moitié de la chrétienté dans l’hérésie, le réformateur ne se remet jamais vraiment des scandales romains qui ont révolté sa jeunesse, « pris au piège du mal, dont il subit visiblement la fascination ». La vie de Drumont paraît marquée toute entière du même sceau maudit. On trouve certes, dans La Grande Peur comme dans d’autres œuvres de Bernanos, une légère ambiguïté à ce sujet. Le « désespoir sans faiblesse » qui transparaît dans La France juive, et qui confère « à ce colossal amas de noms, de faits, d’anecdotes, qui pourrait être si vulgaire, une sorte de majesté », le « désespoir lucide » dans lequel le polémiste antisémite est passé maître, apparaît paradoxalement comme une vertu positive. Bernanos désigne sous ce nom le sombre excitant qui permet de combattre en se sachant vaincu d’avance. Mais il ne s’agit pas là du « désespoir surmonté » par lequel l’écrivain définira plus tard, en une formule célèbre, la deuxième vertu théologale. Celui dans lequel on voit Drumont s’enfoncer peu à peu est au contraire un « terrible gâcheur d’hommes », un vice de l’âme dont il est sans doute possible de tirer parti un temps, mais qui absorbe tôt ou tard la force vitale dans sa viscosité glacée. Ainsi finit-on « aigri, revenu de tout », sans autre exutoire à son amertume qu’une vocifération haineuse et d’ailleurs monotone, devant laquelle le lecteur hausse les épaules.

Un pareil destin – telle est sans doute la contradiction passionnante, au cœur du livre de Bernanos – ne saurait être celui d’un héros véritable. « L’enfant humilié » n’est jamais une âme d’exception, un être d’élite, il relève au contraire des « formes intermédiaires de notre espèce ». Au sens étymologique du terme, et pourvu qu’on n’y attache aucune connotation de bassesse morale, c’est un individu médiocre, un exemplaire de l’humanité moyenne. Appliqué dans son travail, mais dénué de talent, comme le petit Adolf que Bernanos dépeint en dernier de la classe, non pas incapable de certaines vertus, mais sans réelle noblesse de cœur, comme le frère Martin dont « la bonne volonté elle-même [semblait] maudite », il ne possède aucun attribut chevaleresque, et il n’y a pas jusqu’à la notion de panache qui ne lui soit étrangère. Ces traits ressemblent étonnamment au même Drumont de La Grande Peur. Bernanos évoque en termes cruels l’existence de « fonctionnaire médiocre » qui aurait pu être celle de l’ancien député d’Alger, s’il ne s’était pas jeté dans la mêlée politique. Il mentionne également certains traits de caractère petit-bourgeois – l’apitoiement sur soi, la « crainte presque maladive des dettes », l’attachement sourcilleux à un « tran-tran » quotidien – et ne flatte guère le maître vieillissant, d’aspect « voûté, bedonnant », aux manières « vraiment peuple ».

Un contre-modèle

Marquis de Morès (1858-1896)

On comprend mieux qu’un tel homme n’ait pas saisi la beauté d’une figure comme celle du marquis de Morès, collaborateur éphémère de La Libre Parole, qu’il aimait pourtant, mais dont la flamboyance devait lui rester impénétrable. Si Bernanos, de son côté, a exalté dans son livre le souvenir de cet aventurier aux mille vies, qui a successivement lutté contre les trusts alimentaires aux États-Unis, projeté la construction d’un chemin de fer entre le Tonkin et la Chine et trouvé la mort en Afrique, alors qu’il tentait de fédérer les tribus sahariennes contre le rival britannique, peut-être est-ce inversement pour compenser un déficit d’héroïsme chez Drumont, sur le compte duquel il ne pouvait pas s’illusionner tout à fait. La prodigalité de l’un, engloutissant des fortunes dans ses entreprises ou tout simplement au jeu, fait ressortir l’avarice inconsciente de l’autre. La routine de celui-ci contraste avec les pérégrinations continuelles de celui-là. Bernanos devait prévoir que l’un des termes souffrirait de la comparaison.

Héros ou « enfant humilié », La Grande Peur ne tranche pas, en définitive, le cas d’Édouard Drumont. Sous l’apparence d’une glorification qui peut mettre aujourd’hui mal à l’aise, le livre de Bernanos repose en réalité sur une aporie. En cela réside sa beauté la plus secrète. S’il est vrai qu’un portrait en révèle toujours aussi long sur le peintre que sur le modèle, l’auteur se montre à la fois enclin à l’engouement et réfractaire à toute figure tutélaire. Cette fidélité dans l’indépendance d’esprit, quoi qu’on pense du personnage auquel elle s’attache, lui fait honneur.