Faust, une nouvelle histoire de la création

[Cet article est initialement paru dans PHILITT #6]

Goethe à 79 ans par Joseph Karl Stieler en 1828

Depuis que les nations européennes ont renoncé à leurs devises respectives, la rigueur allemande domine un continent qui peine encore à conquérir l’harmonie économique tant espérée. Sans doute savait-on l’Allemagne particulièrement scrupuleuse en la matière ; la crise grecque aura dévoilé l’inflexible austérité avec laquelle elle administre ses finances, ainsi que celles des autres États, car telle est désormais la règle du jeu. Nombreux sont ceux qui s’émerveillent de la vertu innée d’un peuple qui emploie le même mot pour désigner une dette et une faute. D’autres, préférant les chiffres à l’étymologie, attribuent ce penchant au lointain traumatisme de l’hyperinflation, rappelant qu’une bière coûtait quatre milliards de marks sous la République de Weimar.

Parce que l’histoire s’écrit autant dans les dictionnaires que sur les courbes des fluctuations financières, la figure de Goethe revêt un caractère particulier pour les Européens. A la fois poète et financier, son œuvre ne traite qu’épisodiquement de ces questions si peu littéraires en apparence. Toutefois, c’est bien à l’auteur de Faust que le président de la Banque centrale allemande, Jens Weidmann, avait consacré un discours inattendu en 2012 : « Goethe aurait-il saisi le cœur du problème de la politique monétaire ? » Que le haut fonctionnaire ait d’emblée envisagé celle-ci comme un problème est particulièrement révélateur de son intention. Sa démonstration consistait en effet à faire de Faust un manifeste contre l’expansion monétaire.

Or, si Goethe dévoile dans sa pièce les dangers du pouvoir de la monnaie, c’est pour inciter l’homme à se montrer digne de le conquérir. Alors que la politique monétaire du continent est désormais à l’heure allemande, le célèbre jugement de Spengler semble révéler toute sa portée : « Faust l’allemand est le paradigme de la civilisation européenne ». L’économie mondialisée et dématérialisée de notre ère n’a pourtant plus rien de commun avec celle que connut Goethe lorsqu’il fut nommé ministre des finances du duché de Saxe-Weimar en 1782. Dans sa ville natale de Francfort, où marchands et argentiers se côtoyaient, s’élèvent aujourd’hui les imposants bâtiments de la Banque centrale européenne et de la Bundesbank. Si certaines vérités sont exprimées avec tant d’exactitude dans l’œuvre de Goethe, c’est donc nécessairement qu’elle n’est pas le simple témoignage de l’esprit d’une époque : Faust a bel et bien contribué à forger le rapport d’un peuple à sa monnaie.

La création monétaire ou l’économie faite métaphysique

Bâtiment de la Banque centrale européenne à Francfort

Délaissant l’atmosphère gothique et galante dans laquelle était confinée l’intrigue amoureuse entre le docteur Faust et la belle Marguerite, Goethe explore dans la seconde partie de sa pièce, publiée vingt-cinq ans après la première, les royaumes éternels et les cieux de la Grèce antique. Sa dimension éminemment symbolique témoigne de l’ambition universelle de ce second Faust. Elle n’en fait pas pour autant une œuvre de pure abstraction, et c’est bien dans le palais de l’empereur du Saint Empire que l’on retrouve le docteur Faust et Mephistopheles. « L’argent manque, parfait! Eh bien, crée le ! », ordonne au démon le souverain qui se désole de voir la ruine venir. De même que Goethe avait remplacé le traditionnel pacte avec le diable par un pari dans la première partie, il introduit ici une nuance remarquable, puisque le pouvoir politique, confronté à l’absence d’argent, exige que celui-ci lui soit artificiellement procuré. L’Empereur n’est pas trompé ou séduit. S’il feint le lendemain de l’avoir oublié, c’est en son âme et conscience qu’il autorise la production de monnaie sur papier au cours d’un bal costumé. A l’issue de la fête, ses habits finissent d’ailleurs par s’embraser, le laissant dévêtu et préfigurant la ruine flamboyante des ambitions dont il ne sera pas à la hauteur.

« Tout ce qui est enfoui appartient à l’Empereur », proclame Mephistopheles, qui engage le souverain à dépenser sans compter. Il lui jure  en effet de parvenir à extraire l’or des sols rocailleux du Hartz. On pourrait dès lors croire que le danger de l’entreprise dans laquelle s’aventure le pouvoir politique réside dans l’incertitude de ce crédit contracté sur l’avenir. Or, la subtilité de la situation posée par Goethe dépasse le simple enjeu de la dette. En effet, la promesse de Mephistopheles sera bel et bien tenue : le pari était certes risqué, mais il était viable.

Dès lors, la véritable faute de l’Empereur n’est pas d’avoir consommé des richesses dont il ne disposait pas encore, mais d’avoir dissocié l’argent de la valeur. Le premier tirait jusqu’alors son pouvoir de la seconde : il la trouve désormais au dehors de lui-même. Sa valeur est celle que les hommes veulent bien lui prêter. En effet, de la confiance qu’ils lui accordent dépend entièrement l’efficacité du système que consacre cette nouvelle monnaie de papier. En cela, elle n’usurpe pas son nom de fiduciaire, car elle instaure bien un rapport de confiance, non pas seulement entre ses usagers, mais entre ces derniers et elle même. C’est une magie en laquelle tous sont obligés de croire pour qu’elle opère – et il n’est de l’intérêt de personne d’en douter, puisque d’elle dépend la ruine ou la fortune de chacun. Le trésorier, le maréchal, l’astrologue… Toute la cour est aussitôt conquise, et il n’y a guère que le fou, trop simple pour comprendre la complexité de cet argent qui n’en est pas, pour demander naïvement: « Cela vaut-il de l’or véritable ? »

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