L’orthodoxie, une ressource spirituelle dans les sociétés libérales d’Occident

Dans son dernier livre, intitulé Le christianisme orthodoxe face aux défis de la société occidentale (Cerf, 2018), Christophe Levalois réunit un certain nombre de textes issus de conférences ou de chroniques, auxquels s’ajoute un entretien avec PHILITT. Dans ce recueil, l’auteur vise à cerner certains éléments du rapport entre l’orthodoxie et l’Occident aujourd’hui, près d’une génération après la chute du communisme.

Christophe Levalois rapporte la déclaration du patriarche de Géorgie, Élie II, faite en 2014 à l’occasion de la fête de la Nativité. Celui-ci demande à l’Union Européenne « de prendre en compte l’aspiration de son pays à préserver ses valeurs traditionnelles » et surtout de ne pas « essayer d’implanter des idéaux étrangers à la Géorgie ». Le patriarche Élie, qui arrive régulièrement en tête des sondages de popularité dans son pays, protestait ainsi contre l’hégémonie agressive, soutenue au plus haut des institutions internationales, du modèle culturel occidental individualiste, consumériste et progressiste. Christophe Levalois, qui est lui-même prêtre orthodoxe, n’hésite pas à assimiler cette hégémonie culturelle à une forme de néo-colonialisme. Il remarque ainsi que toute la « repentance coloniale » actuelle n’empêche pas l’Occident de continuer à vouloir imposer son modèle culturel au monde entier, au nom de la supériorité morale supposée de sa civilisation libérale.

L’Église orthodoxe est bien souvent, dans les pays de l’ancien bloc soviétique, la seule institution historique à avoir survécu à la tourmente communiste. Elle apparaît ainsi pour les peuples de l’Est comme la gardienne de leur identité traditionnelle, bien mise à mal par le XXe siècle, et à nouveau menacée par les expérimentations sociales hasardeuses du XXIe. Ce contexte particulier explique l’importance accordée au message du patriarche Élie dans son pays. En Europe de l’ouest, si le contexte historique est évidemment fort différent, le défi lancé par la modernité occidentale à l’orthodoxie est bien le même.

D’une orthodoxie en France…

Christophe Levalois ouvre son livre par une histoire de l’orthodoxie sur le territoire français, marquée par un développement somme toute relativement rapide. Jusqu’au XIXe siècle, la présence orthodoxe en France relève en effet de l’anecdote (abstraction faite bien sûr de l’Église indivise antérieure au schisme de 1054). Il faut attendre 1816 pour voir ouvrir de façon durable un lieu de culte orthodoxe à Paris, de tradition russe. D’autres suivront, en particulier sur la côte d’azur qui est alors une destination prisée des boyards russes. La communauté orthodoxe roumaine fonde également une première paroisse à Paris dès 1853, suivie des Grecs qui consacrent leur cathédrale parisienne au protomartyr saint Étienne en 1895.

L’histoire tragique du XXe siècle accélère cependant ce mouvement. Ce sont en effet près de 200 000 russes qui arrivent à Paris après la révolution de 1917. Ce sont ces réfugiés politiques fuyant le communisme qui vont les premiers durablement enraciner l’orthodoxie en France. L’auteur voit une reconnaissance de cet enracinement par la mémoire collective française dans l’inauguration le 31 mars 2016 d’une rue Mère Marie Skobtsov dans le XVe arrondissement de Paris. Marie Skobtsov (née Elisabeth Pilenko en 1891) fut la première femme à devenir maire en Russie. Mais, radicalement opposée aux bolchéviques, elle doit fuir avec sa famille et arrive finalement à Paris en 1923. Fille spirituelle du Père Serge Boulgakov, elle devient moniale  en 1932, et ouvre un foyer pour les pauvres au 77, rue de Lourmel. Durant l’occupation nazie, Mère Marie Skobtsov y accueille des réfugiés, tout en délivrant de faux certificats de baptême. Elle n’hésite pas à prendre des risques, et s’introduit dans le Vélodrome d’hiver pour en faire sortir des enfants Juifs en les cachant dans des poubelles. Dénoncée puis arrêtée, elle est déportée en 1943 au camp de Ravensbrück, où elle se lie à Geneviève de Gaulle-Anthonioz (résistante, présidente d’ATD-Quart-Monde durant 45 ans, et nièce de l’illustre général). Mère Marie est finalement gazée le 31 mars 1945, le jour du Vendredi saint, après avoir volontairement pris la place d’une femme juive. Reconnue Juste parmi les Nations, canonisée par le patriarcat œcuménique de Constantinople, sainte Marie Skobtsov est à présent inscrite également dans le patrimoine de la ville de Paris, qui reconnaît ainsi à travers elle le rayonnement de l’émigration russe qu’elle a accueillie en son sein.

… à une orthodoxie française

Un moine de l’Église d’Orient

Les communautés orthodoxes roumaine, grecque, yougoslave et plus récemment libanaise, connaîtront aussi un certain développement en France du fait de l’arrivée de réfugiés fuyant les persécutions politiques et religieuses. Mais la naissance d’une orthodoxie véritablement française doit beaucoup à l’œuvre du Père Lev Gillet (1893-1980). Celui-ci écrira plusieurs livres présentant l’orthodoxie au Occidentaux qu’il signait, goûtant peu les manies auteuristes à la mode, simplement « Un moine de l’Église d’Orient ». Le Père Lev fondera la première paroisse orthodoxe francophone en 1928. Il comptera parmi ses fidèles les grands théologiens Vladimir Lossky et Paul Evdokimov, mais aussi Maxime Kovalevsky qui contribuera de façon majeure à permettre l’adaptation en français du chant liturgique traditionnel. Aujourd’hui, la majorité des paroisses orthodoxes en France sont francophones, bien qu’elles demeurent sous des juridictions canoniques différentes. Cependant, en 1967, est fondée ce qui s’appelle aujourd’hui l’Assemblée des évêques orthodoxes de France, chargée d’être la voix française, au-delà des frontières juridictionnelles, de l’Église orthodoxe universelle.

La situation particulière de l’orthodoxie en France, à la fois profondément enracinée et irréductiblement différente, donne à cette dernière un point de vue unique sur notre société, à partir duquel elle peut apporter quelques critiques fraternelles. Christophe Levalois propose ainsi dans son livre quelques essais critiques, qui ont le mérite d’aborder, non les « grands problèmes » à la mode, mais bien plutôt certains aspects ordinaires et banals de la vie occidentale contemporaine.

Le sens de la fête

L’Église orthodoxe aime faire la fête. En plus de Pâques, solennité des solennités, elle célèbre douze fêtes majeures durant l’année, auxquelles viennent s’ajouter un certain nombre de fêtes mineures. Cependant, l’auteur rappelle que le festivisme triomphant s’étalant partout aujourd’hui n’a que peu à voir avec le sens authentique et traditionnel de la fête tel qu’il existe dans l’Église orthodoxe. Un rôle critique de l’orthodoxie peut ainsi être de nous interpeller sur cette perte du sens de la fête.

Christophe Levalois définit une fête à partir de Mircea Eliade comme la réactualisation d’un évènement fondateur. Une fête « rend présents à cette réalité ceux qui y participent et offre ainsi la possibilité de devenir les acteurs engagés d’un acte capital, et même vital, pour notre monde ». Il donne ensuite un exemple connu : « À Pâques, le chrétien n’est pas spectateur, mais, spirituellement, vit la Passion avec le Christ, selon la mesure de sa foi, est crucifié avec lui, meurt avec lui, et ressuscite avec lui. » Hélas, cette dimension spirituelle a totalement disparu du festif contemporain. En effet, comme le dit Christophe Levalois : « Toute spiritualité authentique et conséquente semble irriter ceux qui donnent le ton aujourd’hui dans nos sociétés occidentales. » Noël, pour prendre un exemple évident, a cessé d’être la célébration collective de « l’enfant de la réconciliation de la Terre et du Ciel », pour devenir une orgie consumériste, où les injonctions publicitaires à un « bonheur » frelaté se mêlent à la solitude terrible des personnes isolées. L’orthodoxie, en refusant de remplacer le Christ par la créature popularisée par Coca-Cola, nous rappelle ainsi la dimension irréductiblement spirituelle et communautaire de toute fête authentique.

Le monstre Kallikatzaros, issu du folklore balkanique

Un autre exemple de fête falsifiée donné par Christophe Levalois est celui d’Halloween. Il commence par rappeler qu’Halloween ne partage avec l’ancienne fête celte de Samain que sa date : « C’est un reliquat détaché de la tradition religieuse préchrétienne, transformée, devenue amusement, et en quelque sorte une caricature d’une vraie tradition. » Tous les peuples européens avaient des traditions, avant et après la christianisation, selon lesquelles, à certains jours de la fin de l’année solaire, les forces du mal profitaient de la fin du cycle cosmique en cours pour tenter de détruire le monde. On organisait alors des cortèges où apparaissaient des personnages effrayants. Ces derniers participaient à « une théâtralisation de la présence et de l’action des démons », bien éloignée de l’iconographie horrifique de bazar que l’on voit s’étaler chaque 31 octobre. Ces cortèges ne visaient évidemment pas à faire l’apologie des ténèbres. Ils ne trouvaient leur sens que relativement à la fête du  triomphe de la lumière qui s’ensuivait, et qui marquait l’inauguration d’un nouveau cycle cosmique. Le calendrier liturgique orthodoxe nous rappelle de la même façon que toute fête ne trouve son sens que relativement au cycle dans lequel elle s’insère : la Nativité aboutit à Pâques, et se poursuit dans l’Ascension et la Pentecôte. Halloween ne s’insère dans aucun cycle, si ce n’est celui des intérêts commerciaux qui cherchaient de quoi relancer la consommation durant la saison morte entre la fin de l’été et la fête de Noël. Comme le dit Christophe Levalois : « Le seul calendrier où elle trouve sa place est celui de la société de consommation. »

Une critique de la vulgarité ordinaire

La vulgarité d’Halloween n’est qu’un aspect particulier de celle dans laquelle nous baignons quotidiennement et à tous les niveaux. Christophe Levalois, qui consacre par ailleurs toute une partie de son livre aux enjeux liés à l’éthique de la communication, s’interroge particulièrement sur les effets que peut avoir toute cette vulgarité, cette « pesanteur destructrice », sur les enfants. Rendant à César ce qui est à César, il se réjouit de la décision prise en 2013 d’interdire les concours de « minimiss » (encore qu’on peut s’interroger sur les raisons d’attendre 2013 pour interdire un spectacle aussi malsain). Il s’inquiète cependant du développement exponentiel de la pornographie et de la facilité avec laquelle les plus jeunes peuvent y avoir accès, et s’interroge (pour dire le moins) sur les propos tenus par l’ancienne ministre de la culture Fleur Pellerin, qui considérait qu’interdire aux mineurs des films comprenant des scènes de sexe non simulées relevait d’un puritanisme archaïque et insupportable…

Face à toute cette vulgarité au mieux médiocre et au pire malsaine, l’orthodoxie peut être une ressource spirituelle. En effet, celle-ci valorise particulièrement « le souci de l’intériorisation et de l’humilité ». L’auteur consacre à ce propos une partie de son livre à présenter certains éléments de cette spiritualité. Il rappelle ainsi la grande tradition de la prière orthodoxe, compilée dans cet immense recueil qu’est la Philocalie des Pères neptiques, et qui vise la réalisation de l’hésychia, c’est-à-dire de la paix et de la tranquillité intérieure (d’où le nom d’hésychasme parfois donné à cette tradition spirituelle). Face aux « aspects volontiers tapageurs et exhibitionnistes de la société actuelle », l’idéal spirituel de l’hésychia, fait d’intériorité, de simplicité, d’humilité, de discipline, de silence, et de dignité, apparaît définitivement ainsi comme la véritable contre-culture d’aujourd’hui.