Daoud Riffi : « En islam, l’intolérance est l’exception face à une tolérance fondamentale » (1/2)

Religion la plus tolérante qui soit ou « secte qui a réussi » ? Entre thuriféraires et adversaires de l’islam, il ne s’agit pas de trouver un bête juste milieu, mais de réintroduire des bases saines de discussion. Et, pour cela, laisser de côté des postures davantage dictées par des arrière-pensées partisanes que par une recherche honnête de la vérité. Daoud Riffi, éditeur de la traduction française de L’Esprit de tolérance en islam de Reza Shah Kazemi, décrypte pour PHILITT les principales leçons d’un travail salutaire par sa rigueur. 

Daoud Riffi

PHILITT : Les éditions Tasnîm, dont vous êtes un cofondateur, ont publié une traduction de L’Esprit de tolérance en islam de l’intellectuel britannique Reza Shah Kazemi. Pouvez-vous nous présenter l’auteur, peu connu en France ?

Daoud Riffi : Effectivement peu connu du lectorat francophone, Reza Shah Kazemi est pourtant un penseur qui compte dans le champ intellectuel anglo-saxon, notamment sur les questions islamologiques. Universitaire anglais d’origine irano-pakistanaise, c’est un chercheur spécialisé dans l’étude des doctrines spirituelles de l’islam (sunnite et chiite) et des religions comparées. Particulièrement érudit — et polyglotte : arabe, persan, anglais et français — il a de surcroît été marqué par la perspective de Martin Lings (décédé en 2005) dont il fut longtemps l’élève : rigueur intellectuelle, profondeur de vue et capacité à embrasser de manière universelle les différentes traditions spirituelles, malgré leur apparente diversité.

Le titre de l’ouvrage va totalement à contre-courant d’une tendance intellectuelle, portée notamment par Rémi Brague, qui consiste à dépeindre l’islam comme intrinsèquement sectaire. Était-ce un travail nécessaire de ce point de vue ?

C’est bien contre ce type de lecture injustement sélective et manquant de rigueur intellectuelle — car sans fondements herméneutiques solides — que R. Kazemi écrit. Et il nous offre, non pas des vœux pieux de pacifisme ou des pétitions de principe gratuites, mais bien des textes et outils méthodologiques pour penser une diversité harmonieuse dans le cadre même de l’islam traditionnel. Je n’hésiterais d’ailleurs pas à dire que son travail est à la fois crucial et inédit. En effet, quelque soit le « camp » depuis lequel se positionnent en général les auteurs (accusateurs ou défenseurs de l’islam), la démarche est toujours la même : chercher dans l’histoire des mondes musulmans des éléments venant nourrir le postulat de départ (intolérance ou tolérance foncière de l’islam). Partant, ces auteurs cannibalisent le passé de l’islam, construisant une nouvelle histoire qui vient prouver, a posteriori, leur théorie. On devinera aisément que ce jeu de puzzle ne permet en rien la connaissance d’une tradition pluriséculaire…

La démarche de R. S. Kazemi est différente : s’il s’agit certes pour lui aussi de revenir sur le passé de l’islam, sa singularité tient dans son étude des fondements scripturaires de la relation à l’Autre. En somme, Kazemi répond à deux questions majeures, préalables à toute réflexion sur la nature des rapports qu’entretient l’islam avec les autres religions : que disent les Sources (Coran, tradition prophétique – la Sunna – et tradition juridique des premiers siècles de l’islam) sur les relations interconfessionnelles ? Comment les musulmans ont-ils mis en pratique ces Sources à travers leur histoire ? L’intention non dissimulée de l’auteur étant ici de remettre en cause un postulat trop courant : un pouvoir politique musulman tolérant envers les non-musulmans, comme sous Al Andalus par exemple, le serait malgré le Coran ; comme une forme d’excentricité de quelques individus isolés et hétérodoxes. Pour R. S. Kazemi, une telle assertion témoigne d’une ignorance profonde des principes et fondements intellectuels de l’islam, et non seulement de son histoire.

L’Esprit de tolérance en islam, de Reza Shah Kazemi, éd. Tasnîm

Une des particularités de l’ouvrage est donc de s’attacher à la fois aux sources historiques et doctrinales de la pratique de la tolérance dans la société islamique.

Son étude combine en effet lectures historiques et doctrinales, dans un va-et-vient permanent, même si dans un souci évident de pédagogie le livre comporte grosso modo deux parties, l’une pour l’histoire, l’autre pour l’étude des principes issues des Sources.

La partie historique balaie treize siècles à travers quatre grands moments illustrant autant de facettes possibles de la civilisation islamique : Omeyyades d’Occident, Fatimides d’Égypte, Moghols en Inde, Ottomans enfin. L’intérêt pour le lecteur ici est de pouvoir observer la gestion du pluralisme religieux en terre d’islam via des pouvoirs politiques à la fois similaires par leur islamité, mais divers par leurs cultures, leurs places dans l’histoire et leurs contextes : arabes (Omeyyades, Fatimides), asiatiques (Moghols) ou à cheval entre Orient et Occident (Ottomans) ; sunnites comme chiites ; depuis l’époque médiévale jusqu’au XXe siècle. Dans ce panorama, sinon exhaustif du moins suffisant, Kazemi offre ainsi aux lecteurs une variété et une multiplicité d’exemples de tolérance islamique dans des espaces très différents – on va d’al Andalus jusqu’en Inde – et des ambiances religieuses incarnant toute la diversité de l’islam : sunnisme/chiisme donc, mais aussi toutes les écoles juridiques (madhhab1), les contextes de relations avec les traditions abrahamiques comme avec des religions d’apparence polythéiste ou non-théiste (hindouisme/bouddhisme)… En une centaine de pages l’auteur démontre magistralement que l’esprit de concorde traverse l’islam, par-delà les espaces, les époques et les contextes.

La seconde partie, encore plus stimulantes sans doute car rarement traitée, revient donc sur les sources intellectuelles de cette tolérance, même si des exemples historiques sont convoqués. Des versets coraniques, des paroles du Prophète – hadiths – ou de personnalités des deux premiers siècles de l’islam sont finement analysés.

Que disent ces sources islamiques sur les fondements – et les limites – de cette tolérance ?

Les Textes de l’islam (Coran et hadiths) comptent beaucoup d’appels au respect des non-musulmans et à la méditation sur la sagesse inhérente à la diversité des communautés humaines. Le livre de R. Kazemi s’ouvre d’ailleurs sur un hadith disant que « la religion la plus aimée de Dieu est le monothéisme primordial, généreux et tolérant ». Mais les contradicteurs pourraient brandir d’autres Textes, violents ou polémiques à l’adresse des non-musulmans… c’est tout le problème qui oppose défenseurs et accusateurs de l’islam.

Cette question des fondements scripturaires de la tolérance pose en fait la question, complexe, de l’interprétation des Sources en islam : celles-ci ne sont pas univoques et offrent une pluralité de sens. Cette idée n’est pas une invention d’ésotéristes hérétiques – comme voudraient le faire croire certains – mais une réalité évoquée par les Sources elles-mêmes, notamment un hadith notoire et abondamment cité selon lequel « le Coran a un intérieur et un extérieur, une limite et un point d’ascension ». En pratique, et ne serait-ce que du point de vue des mots mêmes utilisés dans le Coran et les hadiths, les interprétations peuvent diverger : l’arabe est une langue profondément polysémique ; certains versets ou hadiths semblent se contredire (certains semblant exclusivistes et d’autres tolérants) ; l’ellipse, figure de style récurrente dans les Sources, donne une épaisseur aux Textes… Sans entrer dans les détails du caractère plurivoque du Coran et des hadiths, retenons cependant qu’interprètes et juristes se sont attelés à fixer des règles d’interprétation, afin de distinguer, notamment, ce qui relève du principe ou au contraire du spécifique ; ce qui fait jurisprudence de ce qui relève de l’exception. Et c’est ici que le travail d’herméneutique mené par R.S. Kazemi est précieux : car il montre que la tolérance est bien le fondement – un principe donc, au sens étymologique – des relations interconfessionnelles, alors que l’exclusivisme relève nécessairement du contextuel.

Les Savants, Ludwig Deutsch, 1890

C’est-à-dire ?

Arrêtons-nous sur un des versets fondamentaux analysés, le verset 48 de la sourate 5 : « Nous t’avons révélé le Coran, expression de la pure Vérité, qui est venu confirmer les Écritures antérieures. […] À chacun de vous Nous avons donné une Loi [chari’a] et une Voie. Si Dieu l’avait voulu Il aurait fait de vous une seule communauté. Mais afin de vous éprouver par ce qu’Il vous a donné (Il vous a faits ce que vous êtes). Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. À Dieu vous retournerez tous. Et Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends. » Kazemi montre que ce type de versets, bien que réduits en nombre (la quantité n’étant pas proportionnelle à la valeur), posent les principes intangibles, irrévocables et inabrogeables des relations inter-communautaires : ils priment donc sur toute autre source qui semblerait les contredire. Ces autres sources (hadiths, récits de Compagnons du Prophète, ou même versets), apparemment intolérantes, polémiques ou violentes et donc a priori opposés à un esprit de tolérance, doivent donc être lues à travers le prisme des versets qui fondent la tolérance… et non l’inverse comme on le fait souvent. « L’intolérance » est donc l’exception face à une tolérance fondamentale, qui reste la norme.

Une telle hiérarchie dans les Sources n’est-elle pas arbitraire ?

Elle repose sur un principe bien connu des interprètes, lui aussi fondamental et logique, qui veut qu’un énoncé scripturaire donnant une vérité à portée universelle et atemporelle ne peut être abrogée par un Texte se rapportant à un cas spécifique. En somme un verset tel que celui de la sourate 5 constitue un principe fondamental au regard duquel tout le reste obtient un statut de cas spécifique, de contingence contextualisable et donc à portée restrictive. Lorsque tel verset recommande le combat contre des non-musulmans, il a une portée restrictive identifiable, car il est contextuel et se rapporte à l’histoire vécue par le Prophète et ses proches : ce n’est pas un principe faisant jurisprudence2.

R. Kazemi tire quatre principes de ce verset de la sourate 5, en s’appuyant sur d’autres versets et hadiths du même type : 1- le Coran confirme le bien-fondé des révélations antérieures ; 2- les pluralités des révélations et diversités des communautés sont divinement voulues ; 3- ces pluralités et ces diversités doivent nourrir une saine émulation ; 4- les différences de dogmes, doctrines et perspectives sont les conséquences induites par les multiples sens portés par ces révélations. Ces quatre enseignements sont donc des principes fondateurs qui ne sauraient être remis en cause par un verset évoquant une guerre vécue par le Prophète, puisque ce verset renvoie à une réalité historiquement datée. On voit ici que, plutôt que d’être partisan comme certains penseurs actuels d’une suppression des versets « gênants », Kazemi prône plutôt une juste interprétation, conforme à la tradition herméneutique de l’islam et qui va bien dans le sens d’un esprit de concorde entre communautés humaines et religieuses.

Notes :

1 La tradition juridique islamique extrait règles et normes juridiques à partir des Sources selon une méthodologie permettant de prendre en compte les multiples sens des textes, leur éventuelle divergence mais aussi leur silence. Chaque grand mode d’extraction ayant donné naissance à une École juridique (madhhab), dont quatre au sein du sunnisme.

2 Ce caractère contextuel étant étudié dans le cadre de la science dite « des circonstances de la Révélation », qui étudie le moment où les versets ont été révélé (la prophétie de Muhammad s’étalant sur 23 ans).