Jean Borella, la foi et la révolte de l’intelligence

Jean Borella n’en était donc pas à son dernier livre. Le métaphysicien nancéen, né en 1930, spécialiste du symbolisme et de la théologie mystique, vient de publier dans la collection Théôria de L’Harmattan un opuscule consacré aux problèmes de l’intellectualité sacrée dans le christianisme : L’intelligence et la foi. Face au sentimentalisme religieux ambiant, Jean Borella riposte en se mettant au service de l’intelligence déchue. Ce livre vient couronner une œuvre apte à renouveler en profondeur aussi bien la pensée philosophique que la pastorale. 

Jean Borella

Jean Borella, qui s’était fait connaître il y a trente-neuf ans pour son livre aussi érudit que polémique La Charité profanée, confirme aujourd’hui l’ambition de toute son œuvre par cette exhortation explicite : face à une « foi antidoctrinale et antisacramentelle » qui a infecté tout le corps de l’Église post-conciliaire, le philosophe prêche « la révolte spéculative ». « Nous appelons, dit-il, à la rébellion métaphysique. » La foi chrétienne s’est gravement corrompue selon lui en raison, d’une part, du rationalisme d’un certain « néo-thomisme de béton », fermé au souffle des mystères informels de la théologie mystique ; et d’autre part, plus gravement encore, en raison d’une réduction de la foi chrétienne à une vague philosophie morale, à vocation essentiellement sociale et politique. À cette déchéance théorique du catholicisme correspond la déchéance de la liturgie, de l’intelligence du symbole, des rites et de la vie concrète du chrétien au contact des sacrements. Contre la décadence théorique et pratique du catholicisme, dépositaire de la tradition chrétienne, Jean Borella oppose la revalorisation de l’intelligibilité de la vie de foi et de toute sa profondeur métaphysique et intellectuelle. Il actualise ainsi le vieux projet augustinien et anselmien : fides quaerens intellectum. Aujourd’hui plus que jamais, la foi doit repartir en quête de l’intelligence sacrée. 

Réaliste comme Adam

Jean Borella ne se contente cependant pas de limiter son diagnostic à la déchéance survenue au XXe siècle. Remontant aux origines adamiques de l’humanité présentées par les saintes Écritures, le philosophe rappelle la fonction que remplit la religion dans l’ordre épistémique, c’est-à-dire dans l’ordre de la connaissance (épistémê). En effet, Dieu, en lui-même, peut aisément se passer de la religion, car « la religion est faite pour l’homme ». La religion a en vue l’exhaussement de l’intelligence humaine, l’accomplissement de sa vocation à dire les choses, à les nommer, à établir un contact entre les hommes et les choses selon le schème mythique exposé dans le livre de la Genèse (II, 19) : « Et YHVH Dieu forma du sol toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et les amena à l’homme pour voir comment il les nommerait, et tout être vivant que l’homme appelait, c’était son nom. »

En analysant d’une part la chute de l’humanité primordiale hors du Paradis, et d’autre part « l’échec » de la tour de Babel, Borella note que les données traditionnelles du judéo-christianisme nous donnent à penser que la déchéance de l’intelligence humaine consiste en deux mouvements successifs. Le premier constitue la perte du pouvoir du Nom, par lequel l’homme mettait le doigt sur l’essence même des choses en les nommant simplement. Or, c’est par le jeu des révélations, prophétiques et messianiques, que Dieu renoue des alliances avec les hommes afin de rétablir le contact perdu par le péché entre leur existence individuelle et sociale, et le sens objectif des êtres et des choses. La redécouverte du pouvoir du Nom passe, selon Borella, par l’usage de la parole efficace des sacrements, qui « réalisent ce qu’ils signifient et signifient ce qu’ils réalisent », selon la théologie catholique, et a fortiori par l’intelligence des symboles religieux, qui mettent l’initié au contact direct de ce qui est « présentifié » par le symbole : les réalités divines. 

Guillaume d’Ockham
(1285-1347), grand philosophe sceptique médiéval

À rebours de la philosophie sceptique qui préside à l’expertise scientifique moderne, Borella parie sur une philosophie dogmatique, c’est-à-dire sur une philosophie assurée de pouvoir réellement dire quelque chose des objets sur lesquels porte l’intelligence. Si le scepticisme, abstraction faite de la diversité de ses penseurs, peut être méthodologiquement légitime voire nécessaire à plusieurs égards, il ne saurait pourtant valoir sur le discours qui porte, au-delà de la connaissance ordinaire et profane (épistémê), sur la connaissance sacrée (gnôsis), c’est-à-dire sur la connaissance de l’essence même des choses et de la réalité prise en elle-même. Le scepticisme ne se justifie donc pas en métaphysique. Dire en effet que « la vérité est méconnaissable » (ou, pire, qu’il n’y a pas de vérité), c’est formuler une contradiction métaphysiquement insoutenable, car c’est énoncer la vérité d’un énoncé qui refuse toute prétention au vrai… C’est pourquoi tout acte cognitif exige et même se fonde sur la saisie première de la vérité en soi, telle qu’elle se donne intuitivement dans l’intellect.

C’est ce fait qu’assume la « philosophie dogmatique » de Jean Borella. Réhabilitant la « voie de gnose » chrétienne contre l’agnosticisme diffus de la société moderne, il montre en quoi, sur la base de « l’intuition intellectuelle » des médiévaux, l’intelligence est naturellement surnaturelle, c’est-à-dire naturellement ordonnée à contempler la vérité universelle et l’essence des choses qui y participent. Mais, contrairement aux prétentions du « gnosticisme » primitif, Borella montre que l’intelligence toute seule est incapable, du fait de la déchéance du Nom, à contempler la vérité : le moyen de la Révélation est nécessaire pour stimuler et réorienter l’intelligence humaine vers la connaissance, au moyen des matériaux symboliques, rituels et « mystériques ». 

Universel comme le Christ-Logos

L’intelligence humaine ne saurait donc par ses seules forces constituer une métaphysique véritable :  bien qu’informelle en sa nature, il lui faut au moins assumer positivement les formes culturelles dont elle dispose nécessairement pour penser, et a fortiori, au cœur de ces formes culturelles, ce qu’enseignent les révélations. La diversité des traditions sacrées, la diversité des « religions », est, selon Borella, le produit direct du deuxième mouvement de déchéance : après celle du Nom vint celle de la Langue universelle, éclatée en langues multiples après l’échec de la « tour de Babel ». Chaque tradition sacrée (judaïsme, hindouisme, taoïsme…) constitue donc respectivement, et « selon leur point de vue propre », les moyens indispensables pour retrouver non seulement théoriquement, mais aussi pratiquement, l’universalité cognitive qui était celle de l’humanité prélapsaire, c’est-à-dire antérieure à la Chute originelle.

Jules Lefebvre, « La Vérité » (1870)

Or, dans l’ordre des révélations, celle du Christ a valeur de modèle et de mesure pour Jean Borella. Tout converge dans le christianisme vers le rétablissement non seulement de la Langue universelle (le Saint-Esprit procure aux disciples le « don des langues ») dans la foi pour le Verbe fait chair, mais aussi, parce que Verbe est le Logos créateur « par qui tout a été fait » (Jn I, 3), le christianisme rétablit le pouvoir du Nom. La parole efficace des sacrements ainsi que l’herméneutique doctrinale de la tradition chrétienne, que manifeste la théologie, rend effective chez les chrétiens cette capacité de connaître la structure essentielle des choses et du monde, leur raison d’être dans l’Être total qui est Dieu.

C’est ce double exhaussement, vertical (rétablissement du pouvoir du Nom) et horizontal (rétablissement de la langue universelle), qui fait du christianisme essentiellement la mesure informelle des diverses formes traditionnelles. Le christianisme en tant que tel n’est pas un contenu concurrençant d’autres contenus, c’est la structure même du sacré révélé : c’est une Alliance. C’est pourquoi Jean Borella rappelle cette affirmation explicitement inclusiviste du Christ : « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie. » (Jn X, 16) Le christianisme fonde une Église en justifiant la pluralité des religions, pourvues que celles-ci soient guidées par la sagesse éclairant tout homme venant en ce monde. C’est ce que montre Borella à partir du traitement inclusif de la philosophie platonicienne par les Pères de l’Église : saint Justin, saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Augustin. 

C’est pourquoi le christianisme se caractérise formellement, avant toute chose, par un « allogénisme permanent qui le conduit à prendre en charge tous les éléments humains qu’il rencontre, qu’il investit de l’intérieur, et à l’aide desquels il s’exprime ». Le christianisme, en dépassant la loi mosaïque, ne réécrit par le récit des juifs à la manière du Coran : il l’intègre tel quel sans le modifier. De même, Jésus, descendant d’une lignée juive, prêchait probablement en grec à Jérusalem et, de source juive, le christianisme paulinien s’est approprié une grande diversité de formes culturelles et a reçu son intelligibilité de l’herméneutique grecque puis latine. Le christianisme accomplit ainsi l’universalité des expressions de la sagesse (platonicienne en particulier) en les accomplissant hors de leurs limites culturelles habituelles.

La religion, « situation de la gnose »

Paul Cézanne, « Le Christ aux limbes » (1868)

Cette verticalité et cette horizontalité de l’universalisme chrétien n’est pas sans rappeler la forme de la Croix sur laquelle Dieu s’est incarné : aussi l’objet de la doctrine chrétienne est-il l’« Universel concret » : « Jésus-Christ n’a pas prêché le Logos, il l’a incarné. » Tandis que dans les diverses traditions spirituelles de l’humanité, le Message est une chose et le Messager en est une autre, il y a, dans la « geste christique », une identité des deux dans la vie et la personne même du Sauveur. La Croix est ainsi la « détermination géométrique du point » qui manifeste pleinement l’Absolu dans l’unicité relative du temps et de l’espace : Dieu a habité en un temps et un lieu parmi nous. C’est pourquoi, en tant que ponctuel, le « fait métaphysique » trinitaire n’a pas pour but de constituer une gnose concurrente d’une autre, mais de « fixer » la gnose universelle. C’est dans cet acte de fixation que la métaphysique cesse d’oublier l’homme pour le prendre tel qu’il est, en vertu de toutes les exigences propres à son existence charnelle créée par Dieu. Par cet acte de fixation, le christianisme révèle alors sa fonction sotériologique spécifique consistant à sauver (soter) l’être humain : « Car la gnose est de nature volatile, la gnose est, par nature, portée à oublier l’ordre humain, sa misère, et la nécessité du salut, hic et nunc. »

C’est pourquoi la connaissance sacrée (gnôsis) sans la foi est lettre morte, car elle se dérobe à l’existence. Or le christianisme, conscient que l’Infini divin ne se nie pas dans la créature finie en lui communiquant l’être, hisse au faîte de la gnose l’acquiescement à la vie et à l’existence humaines. Ce faisant, il n’y a de témoignage chrétien qu’incarné concrètement et intégralement dans l’être de ceux qui portent la Bonne Nouvelle « sur les routes du monde ». Il n’y a d’énonciation chrétienne qu’annoncée personnellement par ceux qui sont capables de se mettre à l’affût du Divin dans la fleur et dans le ver, à l’écoute des mendiants d’amour. La vérité chrétienne ne s’affirme dès lors pas dans la surdité du prosélytisme (Mt XXIII, 15), mais dans la capacité à accueillir d’autres intuitions de la vérité, d’autres points de vue sur l’unique vérité qu’elle intègre et exhausse de l’intérieur, en vertu de l’intelligence déimorphe de l’homme.