Europe : une élection contre la démocratie

L’élection européenne est-elle démocratique ? Cette question fondamentale est précisément la moins posée par les acteurs et les analystes de ce scrutin. Nous assistons à un jeu, à une cérémonie religieuse, mais certainement pas à un débat qui requiert une quelconque rationalité et qui engage l’avenir d’une communauté.

Dans le langage courant, les adjectifs « rationnel » et « raisonnable » s’opposent souvent. Peut-être de plus en plus. Le rationnel considère que deux et deux font quatre et refuse de transiger sur ce point. Le raisonnable est enclin à admettre que deux et deux font cinq si on le persuade que cela pourrait aider. L’Europe – oui, utilisons ce très gros concept – est une merveilleuse fabrique de raisonnables. Échanger avec eux est souvent un défi pour la raison : ils préféreront toujours de vagues idéaux, de vagues « valeurs » aux démonstrations. Ces gens rêvent si fort qu’ils ne sauraient reconnaître un régime autoritaire et impérial qui se présenterait à eux.

Un propos préliminaire s’impose. Nous n’évoquerons ici que des évidences. Il ne s’agit nullement d’une réflexion sur la démocratie ou même d’une présentation rigoureuse des prérogatives du Parlement européen. D’autres ont déjà fait ce travail. Non, nous nous contenterons simplement de montrer que l’élection européenne est contraire à la démocratie. Pas la démocratie radicale, pas la démocratie réelle, pas la démocratie idéale, la démocratie telle que nous la pratiquons déjà à l’échelle nationale. En d’autres termes, l’élection européenne ne respecte pas les règles élémentaires d’une démocratie que nous savons imparfaite.

Nous n’ennuierons pas nos lecteurs avec une analyse des différents acteurs de cette élection. D’abord, parce que ce serait contredire notre propos : pourquoi définir et classer des candidats à une élection dont nous questionnons la légitimité ? Ensuite, parce que la plupart des candidats sont suffisamment caricaturaux pour qu’un tel exercice soit superfétatoire. Le parti majoritaire a opté pour la bigoterie et « l’identité » pour concurrencer la droite. Cette dernière a opté pour un premier de la classe pour attirer toute la bourgeoisie conservatrice. La « droite nationale » a, elle, opté pour un adolescent des banlieues dont la mission est de convaincre ceux que la géographie française la moins inspirée a qualifiés de « petits Blancs ». Enfin, les gauches ont opté pour le narcissisme de la petite différence.

Un problème d’échelle, mais pas seulement

Commençons par la définition universellement admise de la démocratie. Celle qui est enseignée aux enfants. Une démocratie est un régime politique, une forme de gouvernement qui permet au peuple (à l’ensemble des citoyens d’un territoire donné) d’exercer une entière souveraineté, d’exercer le pouvoir. Les plus taquins peuvent répondre que la démocratie représentative ne permet pas au peuple d’exercer ce pouvoir. Si on ajoute à cela certaines manipulations médiatiques, le scepticisme est plus que justifié. Mais une règle minimale est respectée dans le cadre des élections nationales : toutes les voix sont prises en compte et le lien entre le vote et le résultat du vote est identifiable. Ce n’est pas grand-chose, certes, mais il y a pire.

Ce pire nous est offert par l’élection européenne. Et la rhétorique de la « souveraineté européenne » pratiquée par les plus europhiles est un bon révélateur de l’opération d’enfumage. L’adéquation entre l’échelle du débat, l’échelle de la campagne et l’échelle du résultat du scrutin est a priori une condition minimale en démocratie. Une telle affirmation peut difficilement être qualifiée de « radicale ». Une démocratie exige un dèmos clairement défini. Si le dèmos est x au moment de la campagne (processus par lequel des acteurs politiques tentent de convaincre une cible) et y au moment du résultat de l’élection, alors on est face à un vrai problème qui ne peut être réduit à un simple détail technique.

La structure même de l’élection européenne rappelle l’inexistence d’un « peuple européen » et donc d’une « souveraineté européenne ». Les débats sont nationaux. Une élection réellement européenne nécessiterait une histoire politique commune, des familles politiques communes et, tout simplement, une langue commune. En attendant la réalisation de ce « mythe » (cauchemardesque), les campagnes sont donc nationales. En d’autres termes, les acteurs sont nationaux et les cibles sont nationales.

Imaginons maintenant qu’une idée soit majoritaire à l’échelle d’un pays donné. Un acteur politique donné, dans le cadre d’une campagne donnée et avec une cible donnée (un électorat national), réussirait ainsi à convaincre. La logique voudrait que nous qualifiions une telle situation de « victoire ». Mais une telle « victoire » n’aurait presque aucune valeur (surtout pour les plus petits pays) en cas de « défaite » à l’échelle européenne. En d’autres termes, il faut gagner et croiser les doigts pour que le voisin gagne aussi. Convaincre la cible et échouer quand même en termes de résultats politique, cela contredit ostensiblement l’idée démocratique. L’échelle n’est pas un détail : en démocratie, le dèmos est l’échelle.

Rétorquer que ce cas de figure est aussi possible lors d’une élection législative à l’échelle nationale serait une énormité. Gagner à l’échelle de la circonscription et perdre à l’échelle nationale, cela se fait dans le cadre d’une élection nationale dont les familles politiques sont identifiées. Le caractère national de l’élection est admis. Dans le cadre des élections européennes, les pays ne sont pas de simples circonscriptions : ce sont les espaces exclusifs de l’exercice politique.

Résumons maintenant la démonstration. L’existence de peuples européens distincts est admise par la structure même de l’élection européenne. Tout est fait à l’échelle nationale. Aucun électeur français ne s’identifie à un chef « européen » d’un parti « européen ». Mais en dépit de cette admission, on tolère la possibilité qu’une idée majoritaire auprès d’un peuple donné soit minoritaire (voire complètement marginalisée) à l’échelle du Parlement européen. Disons les choses le plus clairement possible : en démocratie, il est normal qu’une idée soit minoritaire, mais il n’est pas acceptable que le peuple tout entier (le dèmos) soit mis en minorité. L’abstention s’explique alors et se justifie.

L’élection européenne n’est pas démocratique. Mais cela n’impressionne en rien les militants européistes. L’Union européenne est une construction impériale qui dédaigne la démocratie. Tout est préférable à la démocratie : « la paix », « l’identité », « l’Europe » (pour l’Europe) … L’Union européenne est l’unique institution qui exige la démocratie comme critère d’adhésion avant d’exiger sa disparition une fois dedans. Le président de la Commission Jean-Claude Juncker a le mérite de l’honnêteté : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » On ne pourrait mieux le dire.