Ma vie avec Liberace a beaucoup fait parler de lui avant et pendant sa sortie. Tout d’abord parce qu’il a l’ambition, de l’aveu même de son cinéaste, de banaliser les relations homosexuelles au cinéma. De plus, il marque le retour sur le devant de la scène pour Michael Douglas après un an de convalescence et de grande fatigue à la suite d’un cancer. Ce genre de retour laissait présager un jeu de correspondance entre l’interprète et son rôle. Pourtant la fatigue physique ne sert pas à son personnage. En effet, contrairement aux « success story » et biopic sur des personnalités, cette histoire ne raconte pas la chute ou la déchéance d’une star, puisque celle-ci s’est éteinte au sommet de sa gloire. Du moins, le scénario ne raconte pas le succès décroissant de Liberace, pianiste virtuose et excentrique.
Dans ce cas, pourquoi faire un film, puisque les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Parce qu’évidemment, c’est l’entourage de la star qui a souffert de ses caprices et de ses désirs. Cette silhouette nonchalante, vieillie, maniérée et usée cache et enferme la profonde énergie du personnage – énergie professionnelle, quand il joue du piano, et énergie sexuelle. Une séparation des sphères publiques et privées qui marque une césure entre besoins et désirs. D’ailleurs, Liberace ne joue jamais du piano par plaisir ou pour illustrer ses états d’âme, comme dans de nombreux films. La mise en scène préfère en revanche se jouer des redondances et des tensions pour illustrer les significations mentales. C’est que ce florilège de kitsch scintillant et de fêtes joyeuses ne semblait pas avoir de place pour les temps morts, les remises en cause et les répétitions. Et pourtant…
L’une des premières séquences du film nous présente Liberace en train de faire son numéro de séduction à Matt Damon. Mais le découpage préfère montrer au premier plan l’amant de Liberace, exaspéré et énervé par ce numéro artificiel qu’il a dû supporter de nombreuses fois. Le spectateur pense alors que ce personnage est simplement aigri et a trop abusé de la confiance et de la bienveillance du personnage interprété par Douglas. Mais quand une scène similaire se reproduit plus tard, et que Matt Damon, devenu l’amant usé, est filmé de la même manière, le spectateur se rend alors compte que le véritable monstre de cet histoire, c’est Liberace. « Monstre » peut paraître excessif, mais c’est un terme employé par le personnage même pour qualifier son ancien amant.
Les choix du metteur en scène Steven Soderbergh sont donc aisément compréhensibles, mais ce dernier a souvent été sensible, dans sa filmographie, aux questions d’image et de show. De son premier film Sexe, mensonge et vidéo, à son grand projet sur le Che où il détourna une image numérique en imitation d’argentique, il est passé par la gestion de stars pour un casse improbable (les Ocean’s Eleven et suites), ou par la suppression joyeuses et violentes de célébrités, lors de son récent Contagion, encore avec Matt Damon.
Il retrouve donc un acteur fétiche et une star, pour une direction d’acteur surprenante et décalée : faire de deux figures de la virilité (Basic Instinct et co pour Douglas, Les Bourne pour Damon) un couple gay passionné. Tâche ardue, pour le réalisateur, et évidemment pour les acteurs.
Tout commence par le choix d’un cinéma de paillettes, auquel Soderbergh s’est déjà frotté, mais qui s’inscrit dans une longue tradition filmique de « l’envers du décors » et de la cage dorée. Référence d’une part, au cinéma d’Erich Von Stroheim, dans les années 20, et de ses « mondes originaires », comme les décrit Gilles Deleuze dans l’Image mouvement. Les récits et la mise en scène du cinéaste allemand s’amusaient souvent à disséquer, au travers d’un découpage maniéré et dans des décors grandioses et luxueux, ou inversement malsains et sales, les attitudes de prédateurs. Ces prédateurs, réduits à suivre leurs instincts primitifs, se retrouvaient projetés dans les profondeurs et les égouts de l’humanité, retournant à leurs origines animales, régies par le besoin ou désirs naturels. Liberace est un pur prédateur, presque animalisé, transformé physiquement et découpé autant par la caméra et ses gros plans, que par le scalpel de ses multiples opérations esthétiques.
La seconde référence est plus évidente, de par les thèmes abordés, le milieu dépeint et les personnages mis en scène. Il s’agit du chef d’œuvre réalisé par Billy Wilder, Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule), et plus qu’une référence, on peut presque parler d’enfermement. Il a en effet été très difficile d’éviter les clichés et les redites de ce film intemporel et incontournable. Sunset Boulevard fut le premier à peindre un tableau négatif et pervers du tout puissant et intouchable Hollywood, dans les années 50. L’histoire d’un scénariste infortuné qui se retrouve, par un concours de circonstances, dans une luxueuse villa qui semble abandonnée, où réside une star de cinéma déchue depuis le passage du muet au parlant. Très vite, le scénariste devient le gigolo de la femme, et se retrouve prisonnier de sa cage dorée. Dernier détail amusant, le majordome de l’actrice est incarné par… Erich Von Stroheim !
Les scénarios se ressemblent donc, à quelques détails près. Mais le glissement de Sunset à Liberace passe par un astucieux passage du cinéma à la télévision. Le début du film introduit la vie du personnage de Damon, qui travaille dans le cinéma. La séquence se termine par un long plan large, durant une prise, non prisonnière du découpage de ce tournage fictionnel. Peut être une manière, sans doute lourde, d’opposer une liberté naïve du cinéma au cadre restreint et étouffant de la télévision. Cruelle ironie, puisque le glissement fut intra et extra-diégétique, la production de Ma vie avec Liberace ayant dû se limiter, aux Etats-Unis en tout cas, à une diffusion télévisée, à cause des scènes érotiques homosexuelles, alors qu’elle destinait le film à une exploitation en salle. Parler d’érotisme est d’ailleurs exagéré, les rapports étant filmés plutôt sous des angles grotesques, clichés, ou parodiques. Il est encore long, le chemin, avant qu’Hollywood ne dépeigne des rapports homosexuels sans le filtre de la caricature (même s’il existe des contre-exemples isolés). Peut être que ce grotesque était inévitable au vue de l’univers de cette fiction ? Dans ce cas, il peut être reproché à Soderbergh de ne pas avoir su se dépêtrer totalement de toute contrainte esthétique ou scénaristique. La télévision est étouffante, et le film est lui aussi étouffé par une suite de sur-cadrages, de séquences parfois longues, et d’un découpage qui cherche à trop diriger son spectateur, au risque parfois de le perdre (par exemple, lors d’une séquence sur scène, Liberace raconte une anecdote, et la caméra s’attarde sur lui, en plan séquence, et en gros plan, sans que cela ait un réel intérêt).
Les personnages, également, sont étouffés. Celui de Matt Damon particulièrement. Il a d’ailleurs un tic particulier, comme si quelque chose était coincé dans ses dents. Lui même est coincé par ces paillettes, par ce sur-cadrage télévisuel, par ce secret étouffant, par ces lumières aveuglantes et kitsch ; coincé par ce découpage redondant et par ces scènes qui se répètent. L’apparente légèreté du film cherche à cacher un malaise prévisible. Cela est dû à ce scénario lisse et entendu, qui ne sort jamais des sentiers battus, laissant Ma vie avec Liberace coincé dans les longueurs et les convenances.