Gravity d’Alfonso Cuarón: de l’imaginaire numérique au réel photographique

[Attention, l’article révèle des éléments de l’intrigue.]

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George Clooney et Sandra Bullock

Les histoires spatiales ont suscité, tout au long du XXième siècle, une profonde fascination, plus particulièrement au cinéma. De 2001, l’odyssée de l’espace à Dune, en passant par les Star Wars, Mission to Mars ou Armageddon. Mais aussi parfois, loin de la science fiction, à travers des drames inspirés d’événements réels, comme le très hollywoodien Appollo 13 de Ron Howard. Difficile également pour les amateurs de BD d’oublier les chefs d’oeuvre d’Hergé, Objectif lune et On a marché sur la lune, qui envoyait Tintin dans l’espace, quelques années avant Neil Armstrong.

C’est que le cinéma reste, dans sa nature même, un art du temps et de l’espace. Eisenstein, Epstein, Deleuze ou encore Barthes, se sont tous accordés à décrire le cinéma dans une logique de temps, que celle-ci passe par le mouvement ou la suspension. La pellicule défile à vingt-quatre images par seconde, elle amorce donc un écoulement temporel. Si je me déplace de l’extrémité de mon cadre à l’autre extrémité en un certain temps, celui ci-se comptabilise et se ressent. Et quand le montage narratif est apparu dans les années 10 grâce au travail de Griffith, les ellipses, flash-back ou anticipations ont permis un travail de dilatation, accélération ou suspension du temps, complexifiant et diversifiant la dramaturgie filmique. Alors comment dans l’espace, où le temps est subjectif (la normalisation humaine n’est pas une vérité universelle) et l’environnement infini, comment faire signifier le temps? Par une logique humaine, et de cinéma, bien évidemment.

Il est amusant de constater avec quelle obsession Gravity fait signifier le temps. Le scénario est d’ailleurs un compte à rebours, puisque toutes les heures les protagonistes doivent surveiller leur chronomètre pour éviter de dangereux débris dus à la destruction d’un satellite. Chaque réplique ou chaque morceau de dialogue contient une information temporelle, et même spatiale, pour une logique absolue de rationalisation. Le travail de recherche pour les décors, costumes et accessoires est d’ailleurs considérable, Alfonso Cuarón, le cinéaste (également scénariste, producteur et monteur du film) et son équipe ayant privilégié, pour leur « bébé » (Gravity est un projet personnel sur lequel Cuarón a passé quatre ans), le visuel et la forme au détriment du contenu. Le scénario, en effet, peut rebuter ou lasser par sa simplicité. La mise en scène de Cuarón crée d’ailleurs un sentiment paradoxal de dilatation et de précipitation : Comment tenir si longtemps sur un scénario si minimaliste ? Trois péripéties, deux personnages majeurs (sans compter les employés de Huston et de l’expédition), trois ellipses, et pourtant, le film raconte en une heure et demie une histoire de cinq heures. Incroyablement court pour un événement d’une telle ampleur, et incroyablement long d’un point de vu narratif.

Perdu dans l'infini
Perdu dans l’infini

Comment donc Cuarón a-t-il procédé ? Son ouverture est finalement très hitchcockienne par son absence de coupure. Dans Les Amants du Capricorne, Hitchcock démarrait sa fiction par un plan séquence de dix minutes exposant une société de la haute bourgeoisie. Mais quand l’une des convives arrive ivre morte, rompant ainsi toutes les conventions sociales qu’exigent son rang, le cinéaste coupe enfin sa caméra pour passer à un autre plan. La coupure chez Cuarón arrive quand le personnage de Bullock perd toute attache à son expédition, et se retrouve projeté au loin. Une coupure marquant le tournant de la fiction, le point de non retour, et le début de l’odyssée du personnage. De manière générale, les plans du cinéaste mexicain passent, en un seul mouvement, de l’anecdote à la sur-dramatisation, de l’observation à l’action, de l’exposition à la subjectivité grâce à un travail scénographique ébouriffant qui force le respect. La logique d’un tout, d’une immensité, dans une unité, l’Espace uniforme et infini. Une virtuosité technique qui peut rendre méfiant : la dictature de l’image et de la technologie est là, et l’indulgence gratuite est à portée de tout critique. Un tel projet, si ambitieux, si soigné, si méticuleux ne mériterait pas que l’on s’attarde sur les erreurs syntaxiques ou scénaristiques de son auteur, pourtant bien présentes.

Première erreur, ou grosse ficelle scénaristique : comment un tel accident n’a pu être évité par l’équipe de la Nasa, pourtant préparée à toute éventualité? Cette ficelle scénaristique est inévitable vu le choix narratif de Cuarón de faire un plan séquence, répondant à une logique de flux, mais aussi à une logique de « aller à l’essentiel ». C’est que ce plan est suffisamment long, et les gestes de ces corps flottants trop lents. Rallonger une telle situation en l’alourdissant d’explications scientifiques pourrait nuire au spectacle et ennuyer le spectateur.

En l’occurrence, ce raccourci scénaristique est justifié par le choix de traitement du cinéaste. La logique d’unité temporelle se prête totalement à ce ballet spatial. Mais dans ce cas, pourquoi briser cette rigueur et mettre des ellipses ? Voila sans doute l’erreur syntaxique de Cuarón, l’ellipse, qui brise le contrat d’unité instauré avec tant de sérieux. Ellipse marquée et marquante puisqu’elle rompt considérablement le rythme, plongeant la deuxième partie du film dans une sorte de suspens mou et dilaté. Cependant, le geste du cinéaste est tout à fait compréhensible, d’un point de vu purement technique : est-il possible de raconter une telle histoire en temps réel, sans que cela porte atteinte à la vraisemblance ?

Un découpage plus classique commence alors, remplaçant une logique de passage à une logique d’alternance. Confronter un point de vue minuscule aux vues de l’immensité de l’univers. Manque de modestie ou profond respect du cinéaste ? Si le tout ramène au rien, alors le rien ramène au tout. Une histoire unique devient universelle. Et le scénario en apparence simpliste, raconte l’histoire de l’humanité, et toute la complication que cela génère. Pourquoi dans l’Espace, dans ce cas ? Peut-être un rapport biblique auquel Alfonso Cuarón peut tenir. L’Espace, c’est l’infini, le tout et le rien, lieu de commencement et de fin. L’absolue authenticité technologique et la vulgarisation scientifique ne parviennent pas à effacer cette étrange et envoûtante atmosphère de poésie irréelle. Sans doute que le commun des hommes n’est finalement pas habitué à un tel spectacle.

Figure paternelle?
Figure paternelle?

Mais aussi que Gravity et son Espace numérique semblent totalement déconnectés de la Terre et de son image photographique. Comme si durant le film, une intuition inexplicable soufflerait au spectateur que le retour sur Terre semble impossible. D’où la violence de ce passage, où la capsule brûle au contact de l’atmosphère, et la caméra, au plus près de cette chaleur, est puissamment secouée par les effets spéciaux spectaculaires. C’est qu’il faut ramener le spectateur et le personnage d’un espace imaginaire numérique totalement libre, sans gravité, sans contrainte, léger et immense, inquiétant et rassurant, protecteur et dangereux, à un espace connu et rationnel. Non pas que Gravity filme l’irréel et l’irrationnel. Mais il filme ce qui est difficilement représentable, l’aventure humaine et le miracle de la naissance. Voilà pourquoi il fallait que ce soit dans l’Espace, un lieu neutre et propre au commencement.

L’histoire de Gravity n’est que la métaphore de la difficulté de naître, avec sa violence et son parcours chaotique. Les milliers de débris ne sont que les milliers de cellules reproductives venues pour s’unir et se féconder. Il était donc inévitable que le père disparaisse (Matt, le commandant, joué par George Clooney, ainsi que la flotte), pour que le personnage de Sandra Bullock puisse (re)naître. La mise en scène de Cuarón est explicite : après l’entrée dans le satellite Russe, Bullock se recroqueville en position de foetus, reprenant de l’énergie dans le liquide amniotique, avant de continuer son parcours. L’éjection de la capsule et son retour sur terre est l’accouchement à proprement parler. Voila pourquoi la séquence est si âpre. Le bébé sort, nage (transition obligatoire pour passer de l’absence de gravité à la gravité terrestre), arrive sur le sable, trébuche, apprend à marcher, puis se lève, enfin, pour commencer sa nouvelle vie. Sa vraie vie.