Dans la philosophie fichtéenne, liberté et contrainte s’entremêlent tant et si bien, que beaucoup ont constaté une rupture dans sa philosophie, beaucoup l’ont vu comme celui qui était passé d’un socialisme à un nationalisme pré-totalitaire. Et pourtant, Fichte n’a cessé tout au long de son œuvre de répéter : « Mon système, du début à la fin, n’est qu’une analyse du concept de la liberté ». Le but du philosophe était de concilier les libertés du citoyen et la souveraineté de l’État afin d’éviter la dérive despotique de l’absolutisme, mais aussi la dérive anarchique du libéralisme. Pour cela, Fichte a déduit le droit du concept même de la liberté. L’État de droits comme État absolu des libertés, est le garant des libertés par l’égale soumission de tous à tous dans une communauté de destin, la destination de l’homme étant ici sa perfectibilité. Seulement voilà, comment ne pas considérer cette assertion comme antinomique, dans la mesure où elle concilie soumission et liberté ?
« L’homme ne devient homme que parmi les hommes ». La relation à l’autre est pour Fichte la condition de la relation à soi. Aussi, chaque homme étant libre, il faut limiter la liberté de l’un en fonction de celle des autres ; l’activité individuelle étant, en ce sens déjà, contrainte et assujettie. Cette limitation réciproque des libertés est garantie par le Droit, et la loi juridique définissant cette « autolimitation réciproque de la liberté » est la condition de l’intersubjectivité. La relation juridique définit donc une communauté d’êtres raisonnables, ainsi que les conditions des interactions de ces êtres dans cette communauté, où la liberté de chacun doit être préservée. La forme de cette relation est la réciprocité, mais dans cette réciprocité réside la première forme d’aliénation de la liberté. En effet, dire que le Droit est la condition même de l’intersubjectivité, et que je ne suis homme que parmi les hommes, c’est aussi dire que la liberté ne peut subsister sans la communauté juridique, et donc, sans État !
Cet État, auquel chacun délègue le pouvoir d’assurer le respect du Droit apparaît dès lors comme un État de contraintes : pour parvenir à produire la loi juridique la plus juste possible, il faut, nous dit Fichte, supposer que les hommes sont mauvais et égoïstes. Postuler théoriquement que les hommes sont mauvais, c’est gouverner avec prudence et prévenir de l’émergence du mal. Aussi l’État peut-il, au nom de la liberté et par le Droit, contraindre par la force. Mais comment une telle institution saurait-elle contraindre mécaniquement, produire un accord entre les volontés, sans cependant, éliminer de fait la liberté ?
L’État a pour devoir de réaliser le droit naturel, mais il doit être limité, il n’est que le moyen pour l’homme d’éprouver sa liberté : « être libre ce n’est rien, devenir libre c’est le ciel ». L’État ne saurait être une fin en soi, et d’ailleurs, il n’est qu’un moment de la réalisation de l’homme. Une des limites de l’État serait dès lors, la peine de mort. Aucun n’ayant le droit de vie et de mort sur un autre, l’État ne l’a pas non plus. Aussi, un meurtrier ne serait pas puni par la peine capitale mais par l’exil ; puisqu’en commettant cet acte il aurait exprimé son individualité pure, il serait sorti du cadre de l’intersubjectivité, et n’aurait donc plus le droit d’y demeurer. En effet, si je vis avec les autres, précise le philosophe, ce n’est pas par obligation relative au contrat social, c’est une décision de mon libre-arbitre : je veux, ou ne veux pas vivre dans cet État déterminé. Dès lors que j’exprime la volonté de vivre parmi les hommes, et d’entrer dans cet État de Droit, je me soumets aux limitations que la loi juridique exige : « Vouloir vivre dans un État, c’est en accepter toutes les lois. »
En accepter toutes les lois, aucun droit de résistance à l’oppression chez Fichte : la contrainte étatique est nécessaire assure-t-il, et la répression est légitime. Pour autant, il doit demeurer des actions libres. A lire ces mots, on voit mal comment on pourrait délimiter ou supposer une sphère de liberté, de vraie liberté. Comment le Droit contre lequel je n’ai aucun droit de révolte, pourrait-il protéger ma liberté, mon individualité, ma subjectivité ? Où se situerait la limite et qui saurait l’exprimer ? Puisqu’il faut postuler que les hommes sont égoïstes, la multitude ne saurait en être capable. Il demeure qu’il faut une personne, une instance, pour garantir que ledit État soit juste. Cette tâche revient à celui qui a la responsabilité du règne de la loi, à celui qui détient le pouvoir exécutif, à celui qui sait et qui doit, toujours, considérer la totalité et tous les besoins. Aussi, l’administrateur du pouvoir exécutif est aussi celui exprime la volonté générale : volonté générale n’étant pas la volonté que les hommes ont effectivement, mais celle qu’ils doivent avoir pour coexister, « et cela quand bien-même il se trouverait qu’en fait pas un seul n’ait cette volonté, comme on doit bien parfois l’admettre ». Point de séparation des pouvoirs ici, et on comprend aisément comment et pourquoi la pensée fichtéenne a été assimilée à un autoritarisme pré-totalitaire. Remettre à un être, qui, faisant lui aussi partie de tous ces hommes supposés égoïstes, lui remettre donc tous les pouvoirs, c’est prendre le risque qu’il oublie la communauté et en use pour ses propres fins.
Entre liberté et contrainte
En fait, la non séparation des pouvoirs n’implique nullement pour le philosophe un être tout-puissant qui aurait lui-même fondé le Droit. La loi, pour être mise en pratique, doit être établie de manière unanime, chaque citoyen doit y donner sa voix : la constitution est la garantie des droits dans la société. Et le dirigeant, dès lors, ne doit qu’appliquer la loi, il ne la formule pas ; il n’est donc pas un dictateur mais lui aussi un moyen de la réalisation de l’homme. De plus, l’expression de cette volonté générale serait la seule contrainte capable de laisser demeurer la liberté. Mais là encore, qu’est-ce qui pourrait bien empêcher le dirigeant d’user de la loi comme il l’entend, ou même de la pervertir ? Pour garantir cette constitution, cette bonne application de la loi et des droits, il faut une institution que sera l’éphorat. Cette institution, plus que de s’assurer de la bonne réalisation de la loi, devra limiter le Droit, et l’application de celui-ci, au seul domaine de l’intersubjectivité, seul lieu de la contrainte légitime. Mais si je ne suis homme que parmi les hommes, et que le Droit est relatif à l’intersubjectivité, alors la liberté qui me reste est celle que j’éprouve dans ma subjectivité, en dehors de la communauté, enfermée dans le moi pur, et en ce sens, purement métaphysique. Seul je suis libre, et la rencontre avec autrui me contraint déjà, me limite, et m’appelle à ma finitude. Liberté métaphysique oui nous dit Fichte, mais pas seulement, liberté pratique également. L’éphorat, cette petite communauté de savants, est le moyen pour chacun d’affirmer son individualité propre, sans pour autant contraindre directement autrui dans sa liberté. Cette élite apparaît-elle dès lors, comme le moyen par lequel l’Etat peut s’approcher de l’idéal rationnel, qui est précisément de rendre le gouvernement superflu.
Belle tentative, mais c’est là, une fois de plus, que Fichte prête le flanc à la critique : s’il revient à l’éphorat de s’assurer de la bonne application de la constitution, et que personne ne contrôle cette institution, alors elle doit être vertueuse. Mais si l’on doit postuler que l’homme est égoïste pour établir des règles justes du Droit, on ne peut pas du même coup penser une institution telle que l’éphorat comme vertueuse. Fichte reconnaît parfaitement cette aporie, mais explique qu’il ne peut pas y avoir d’Etat parfait « aussi longtemps que la raison pure n’apparaît pas sur Terre en personne ». Pour lui, il faut établir une communauté d’êtres libres, c’est un devoir, une visée, un idéal politique ; mais il ne sait que trop bien que la rationalité humaine a ses limites, c’est pourquoi il convient de l’éduquer. Ce devoir d’éducation revient à l’Etat, mais il ne s’agit pas d’enseigner des préceptes dans la passivité. « La nouvelle éducation » sera elle aussi contraignante. Elle ne devra plus endormir la raison en l’habituant à être seulement réceptive, mais au contraire la rappeler à l’activité, la réveiller. Pour développer l’autonomie, les élèves seront isolés de la société, et ainsi contraints à apprendre à juger par eux-mêmes, loin de l’influence de celle-ci, encore composée par des êtres non rationnels. La liberté première est activité : l’être est originellement libre puisqu’il est celui qui sait se poser et s’opposer. Les divers évènements et régimes de l’histoire ont rendu l’homme passif, c’est ainsi que l’on peut parler de banalité du mal… Il convient donc qu’il redevienne actif, qu’il réapprenne à user de sa raison, afin de retrouver sa liberté. Il faut donc éduquer la volonté, et ainsi développer la moralité.
Le devoir de liberté est une aspiration à l’infini, ce n’est donc pas parce que j’ai des devoirs que je suis libre, mais parce que je suis libre que j’ai des devoirs : point de philosophie de l’obéissance à un quelconque impératif, mais bien plutôt une philosophie de l’engagement et du projet. « Je veux vouloir librement pour une fin librement choisie, et cette volonté, en tant que raison dernière que ne déterminera nulle autre volonté supérieure possible, doit former et mouvoir tout d’abord mon corps et, par l’intermédiaire de celui-ci, le monde qui m’entoure. » La raison pratique soutient la liberté et refuse que le vouloir soit déterminé par les besoins ou les circonstances.
Bien que l’intersubjectivité juridique fichtéenne doive faire face à une aporie reconnue par l’auteur, force est de constater que son système politique idéal, bien loin de former un État despotique, s’apparente plutôt à une démocratie républicaine. Après l’échec du tout juridique, Fichte fait place à la pensée d’un tout éthique. En partant de la communauté de destin comme aspiration à l’infini, il proposera une philosophie de l’effort dont le moyen est le savoir : pour devenir, re-devenir ce qu’on doit être, libre, il faut d’abord savoir ce que l’on est. L’homme est éducable et perfectible, il reviendra donc à l’État d’éduquer l’homme afin qu’il puisse accéder au plus haut degré de sa liberté. Entre liberté et contrainte, c’est la volonté de l’homme qui est éduquée, de sorte qu’il puisse enfin devenir libre au sein de la communauté éthique …