Les années 70 continuent de nourrir un fantasme de liberté et de luxe au kitsch acidulé : self-made-man, rêve américain, le tout jusqu’à l’illégalité… Ces thèmes ne sont pas nouveaux, pourtant David O. Russell y succombe à son tour.
[NDLR : attention, cet article révèle des éléments de l’intrigue.]
Les premières minutes sont dynamiques malgré une fâcheuse impression de déjà-vu. Entre les couleurs criardes des costumes rétros, les postiches, les paillettes, le luxe et les arnaques, difficile de ne pas repenser à d’autres productions : Scarface, Les Affranchis, Casino, Le loup de Wall Street refont surface et se mélangent dans American Bluff qui confirme la tendance actuelle à faire du neuf avec de l’ancien et à transformer les vedettes moralement (DiCaprio) ou physiquement (McConaughey, Douglas).
Passé le quart d’heure de convenance, le ballet de l’arnaque décolle enfin. Cela correspond justement à l’après prologue, c’est-à-dire à un retour à la temporalité principale du film, après le flash-back d’exposition. C’est à ce moment que le montage lâche la simple logique narrative pour alterner deux séquences simultanées : l’une en boite de nuit avec Bradley Cooper et Amy Adams, épris chacun à sa façon d’un profond désir d’émancipation ; l’autre dans une luxueuse réception où la musique prend le pas sur la piste son et suspend la narration en même temps qu’elle dessine la pensée tourmenté du personnage de Bale, accablé par la besogne. Le trait, à ce moment, est sans doute forcé, peut être même grand guignolesque ou naïf. Mais cet instant fugace de suspension est marquant dans un récit à la mécanique huilée et dirigée. La lumière stroboscopique sur Cooper, tout comme l’étroit cabinet des toilettes, dans la boite de nuit, le rappellent : la liberté est quelque chose d’illusoire, surtout dans l’art cinématographique.
Nous parlons ici de création artistique. Nous parlons ici de postiches. La première image du film est d’ailleurs astucieuse : là où elle sous-entend le récit d’une déchéance (Christian Bale lui aussi transformé physiquement, grossi et dégarni), elle ne fait que nous plonger directement dans le bain d’une opération bien lancée. American Bluff n’est pas une fresque « apogée et enfer » de type scorsesien, malgré les occurrences (voix off à l’espace-temps imprécis, flash-back) et les références évidentes (travelling, couleurs). C’est justement un jeu sur les apparences, les faux-semblants, les postiches. Rien d’intéressant sur le papier puisque de nombreux films l’ont fait.
Les personnages n’ont rien de révolutionnaire en eux-mêmes. Ce qui est en revanche plus intéressant, ce sont les solutions narratives et les différentes trouvailles, poussant la logique du postiche dans un excès paradoxalement subtile et peu apparent. On regretterait presque que ce dernier soit trop simplifié, compte tenu de l’impressionnante ressource en rebondissements (simples flash-back très courts, forcément peu convaincants pour un public habitué à des mastodontes d’exposition, comme Ocean’s eleven ou The Usual Suspect). Par exemple, le personnage d’Irvin, interprété par Bale, apparaît dans un flash-back qui semble raconter son enfance, influençant irrémédiablement la perception du spectateur. Cependant, quelques instants plus tard, il se révèle finalement que l’enfant n’était pas le personnage lui-même, mais l’un de ses complices.
De manière générale, les personnages de Russell sont souvent caractérisés par une certaine folie ou par leur caractère asocial. La plupart de leurs réactions opaques deviennent imprévisibles pour le spectateur, au risque du cliché lassant ou agaçant, comme l’illustre le personnage de Jennifer Lawrence. Même si la finalité de l’action est toujours connue ou prévisible (la victoire du boxeur dans Fighter, l’amour dans Happiness Therapy), son cheminement, lui, intrigue.
Et Christian Bale devint gros
Christian Bale a marqué les esprits dans Fighter, rôle pour lequel il avait obtenu un oscar. Ici, il est toujours convaincant, voire profondément attachant, mais n’est-ce pas dû entre autre à la transformation physique, capable de forcer, d’arracher même, le respect du spectateur ? En revanche, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence n’ont pas la chance de varier les plaisirs puisqu’ils nous recyclent le numéro des surexcités imprévisibles qu’ils avaient joué pour Happiness Therapy. C’est donc, outre le personnage de Bale, celui d’Amy Adams qui attire toutes les attentions : véritable caméléon quasi-psychopathe, ses sentiments sont cachés, manipulés, conformément au thème du film. Elle pousse le vice de la séduction jusqu’à se fondre avec ses proies et à adopter leurs obsessions ; l’étonnant ballet de vêtements de mode avec Bale, ou les drolatiques bigoudis sur la tête pour boucler ses cheveux comme Cooper. Car chacun ses secrets, chacun son arnaque pour se mettre en valeur dans la société. Le propos du film est assez clair, inutile de le développer plus.
Alors, que décrypter dans la mise en scène ? Celle-ci, comme souvent chez Russell, est dynamique, un peu folle, parfois trop abrupte ; l’agencement rapide, assimilable à de la précipitation. Mais pour être juste, iĺ faut plutôt parler d’une esthétique d’hyper-activité. La multiplicité des personnages, de leur interaction, de leurs désirs, de leur folie, doit à la fois s’enchevêtrer et, dans le soucis d’une narration compréhensible, savoir donner le temps à chacun d’entre eux pour pleinement s’épanouir. C’est cette justesse, cette tension entre dynamisme et pause qui plaît, ou irrite, chez le cinéaste, et qui a largement contribué à sa popularité chez un public de plus en plus adepte de sensations par l’image et d’opacité de mise en scène. Ses travellings brutaux mais lisibles font se confronter avec choc ses différents plans. Cette narration sous forme d’obstacle était justifiée dans la mise en scène des personnages marginaux de Happiness Therapy. La volonté de reprendre son style explique sans doute l’une des raisons qui l’a poussé a ré-employer quasiment tels quels les personnages/acteurs Lawrence et Cooper, devenus signatures et vitrine de la maison Russell. Pourtant, sous ces effets tape-à-l’oeil, le cinéaste ne peut cacher d’opportuns automatismes. Chez Scorsese, les répétitions viennent nourrir la logique globale et homogène de l’auteur, et chaque mouvement de caméra, notamment dans Le loup de Wall Street, est justifié dans une logique de show, de cabotinage et d’enfer.
American Bluff, comme dans la majorité des productions contemporaines depuis les années 90 est profondément réflexif. Soit il se réfère au cinéma, soit il renvoie à un aspect autobiographique de l’auteur et de son entreprise, créant ainsi une inévitable distanciation. Le désir de contrôle qu’y est clamé maladroitement dans la séquence en boite de nuit ne fait que renvoyer à la quête de l’emprise artistique de l’œuvre. Être maître de son œuvre, de son plan, de son projet, dans un univers où les batailles entre réalisateurs et producteurs pour le « final cut » sont nombreuses et virulentes. Les auteurs qui résistent, d’une part, à l’engrenage hollywoodien, et d’autre part, aux caprices des stars sont plutôt rares. Sans doute la quête que lance Russell dans son film est-elle creuse, coincée dans ce scénario d’arnaque classique, ressemblant presque aux Associés de Ridley Scott. Mais une signature visuelle et narrative s’est bel et bien forgée. Si David O. Russell parvient un jour à échapper à son maniérisme et à ses répétitions ou, du moins, à les varier et à les magnifier, il réussira peut être à dépasser ses modèles et lui-même. On peut craindre en revanche qu’après avoir déposé son esthétique-signature, l’auteur ne devienne prisonnier de la demande des producteurs et de son style.