Dans L’Évangile selon saint Matthieu, Pier Paolo Pasolini met en scène la Sainte Vierge comme le destinateur du récit évangélique à la place habituelle de Dieu. Une originalité signifiante qui traverse une œuvre où la chair et l’esprit se confondent, où le destin de la mère et du fils s’entremêlent, de la naissance à le résurrection en passant par la passion.
Ce film est un acte de foi, toute la question est de savoir en quoi. Pasolini se dit athée et pourtant nul n’a su mieux que lui rendre compte du Verbe christique. Le cinéaste nous laisse un indice pour cerner l’originalité de sa position : la Vierge. Dieu le père n’est pas figuré dans le film. Marie sera donc la seule représentation de la parenté de Jésus. L’amour que Pasolini porte au message du Christ implique une vénération pour l’origine, une vénération pour celle qui l’a engendré.
Selon les Écritures l’homme naquit du Verbe de Dieu et Dieu du ventre d’une femme. L’inversion de la mythologie chrétienne constitue le point de départ du film de Pasolini. Le regard sûr, endolori et presque hautain de la Sainte Vierge ouvre le film sur sa condition, sur sa destinée depuis la nuit de la Visitation. Dès le deuxième plan, Joseph apprenant la grossesse de Marie, n’est plus son égal. Il descend d’une marche, abattu sans qu’elle n’ait à prononcer un mot. Le charpentier part sur le chemin, désespéré, fataliste. Puis, lui aussi, par l’entremise de l’ange, accepte le scénario divin.
Le film place la Vierge dans un rôle qui lui est rarement attribué. Elle porte Jésus dans sa chair et partage sa nature divine. Cette représentation de la Vierge, proche de la parèdre, renvoie à l’idée d’Immaculée Conception. Cette nature, elle ne l’a quittera pas. Silencieuse et imposante, dévouée et déterminée, elle est l’instigatrice du récit. Sans elle, rien n’aurait lieu. Elle le sait et l’assume jusqu’au martyr. Dans les premières séquences du film, les expressions de Marie préfigure la vie de son fils. Elle est consciente de l’issue fatale à laquelle elle condamne son enfant dès sa naissance. Elle connaît aussi le rôle qu’il doit jouer.
Faisant sienne l’idée d’Immaculée Conception, Pasolini réalise un film où l’incarnation divine ne procède pas du Père mais de la mère. Entre le Père et le Fils, intervient la génitrice. Par Dieu, la Vierge fait naître un homme. Cette vision théologique permet au réalisateur italien de rapprocher la nature du Christ de celle des hommes. Un être de chair et d’os, sorti du ventre de sa mère qui, comme nous, doit désormais grandir, s’accomplir et mourir.
Le corps et l’esprit, l’affrontement avant la communion
Cependant, l’être humain ne se compose pas seulement de chair, il est aussi esprit. Et si chair d’homme lui est donnée par sa mère, l’esprit lui sera donné de sa filiation céleste. Ainsi, si Marie ne prononce pas un mot du film, le Christ s’avère très loquace : discours, accusations, démonstrations, professions… Jésus assume la nature de son Père. Après l’être de chair, le Christ devient Verbe. Lors d’un discours, en présence de sa mère, Jésus va renier son sang pour lui préférer la filiation divine, spirituelle et universelle. Si ses mots sont durs et déterminés, son corps pourtant le trahit et une larme lui coule des yeux. Ce schéma traverse tout le film, sa parole et ses actes lui sont inspirés du divin tandis que son corps renvoie toujours à l’origine charnelle. Alors que Jésus accomplit sa destinée, il est rappelé à sa condition humaine par la Passion.
Pendant le chemin de Croix, la Vierge réapparaît auprès du Christ. Elle suit son fils jusqu’au tombeau et accomplit le mouvement inverse de celui de l’enfantement. Parce qu’elle partage la nature corporelle de son fils, elle aussi va souffrir. Pasolini pousse la communion des deux êtres jusqu’à faire tomber la Vierge par trois fois, comme son fils. Jésus dans son tombeau, la mort triomphe et la Vierge se fait entendre. Pas un mot, juste un soupir. Cette plainte, qui n’est pas sans rappeler les mythes du dernier souffle de vie par lequel l’âme s’échappe, est le signe de l’union entre la mère et son fils.
La dernière séquence montre Marie heureuse et rayonnante car son fils a vaincu la mort. Il vit mais plus important encore, le Christ ressuscite corps et âme. Marie est récompensée de sa foi et de son sacrifice. À travers elle, ce sont toutes les mères qui sont heureuses car plus qu’un Dieu vivant, c’est désormais un fils éternel qu’elle a donné au monde, la promesse de Salut pour tous ses enfants. La tonalité finale est joyeuse et, malgré les péripéties, ce film n’est jamais terne. La mise en scène glorieuse du Christ et l’humilité du dispositif cinématographique devant sa parole, transforment le film en ode. Dans la plus grande tradition catholique, Pasolini a laissé une place de choix à la mère du Christ au moment les plus décisifs. Mystérieux, le personnage de Marie reste sacré chez Pasolini et la déférence du cinéaste sonne alors comme un pieux remerciement.