Longtemps, les auteurs de théâtre n’ont été confrontés qu’aux critiques de leur public. Sophocle, Euripide ou Shakespeare n’ont jamais eu à subir l’ordalie artistique de ces professionnels de la critique qui aujourd’hui donnent le ton de la vie théâtrale. La critique, telle que nous la connaissons de nos jours, est née avec la presse. Balbutiante au XVIIème siècle avec l’apparition des premières gazettes, elle s’institutionnalise à fin du XVIIIème siècle et devient peu à peu un élément central de la vie artistique. Un des précurseurs de la critique dramatique est Julien-Louis Geoffroy dont l’influence sur le monde du théâtre du Premier Empire a été immense.
L’arrivée au pouvoir du futur empereur concorde avec l’ascendant intellectuel que prend Geoffroy sur l’art dramatique. En effet, le 10 novembre 1799, Napoléon Bonaparte arrache le pouvoir à un Directoire agonisant et impuissant. Ses premières mesures de chef d’État tendent à mettre fin à l’anarchie révolutionnaire et à renforcer le contrôle du gouvernement sur l’opinion publique par un contrôle total de la presse. Ainsi, dès le 13 janvier 1800, moins de deux mois après son accession au pouvoir, un décret supprime les cinq sixième de la presse parisienne et quinze ans après, il ne restera que quatre journaux politiques dans la capitale ! Le nouveau gouvernement instaure également une politique de réconciliation nationale qui permet aux monarchistes, contraints à l’exil ou au silence par la Révolution, d’accéder à des postes gouvernementaux et de retrouver leur place dans le monde des Lettres. Ces royalistes, ralliés à Napoléon, forment le courant néo-monarchiste dont le Journal des Débats est un des fers de lance intellectuel dans cette bataille des idées qui les oppose au courant des Idéologues. Ces derniers, dont le journal emblématique est le Journal de Paris, sont d’anciens révolutionnaires favorables à l’esprit des Lumières et aux bouleversements qui animent la France depuis 1789.
Ce combat idéologique, contraint par la rigueur de la censure, ne touche pas la politique, sujet trop sensible sur lequel Napoléon impose son autorité et un discours officiel, mais s’exerce plutôt sur le monde de la culture et des arts. Il s’agit alors d’une guerre des mots et des idées qui se joue dans les tribunes des journaux ; un combat feutré qui anime les rédactions, les salons littéraires et les dîners mondains. En attaquant Voltaire, on combat l’anticléricalisme ; en raillant les Confessions de Rousseau, on critique l’inspirateur de nombreux révolutionnaires ; en décriant une pièce de Diderot, on s’attaque à l’esprit même de l’Encyclopédie … Pour ces néo-monarchistes, les grands penseurs du XVIIIème sont tout simplement les fossoyeurs de la monarchie et de la religion. Sans elles deux, la France prend le risque de chuter dans un gouffre sans fin… Les combattre devient un devoir.
Une plume talentueuse et acérée
En engageant sous le Consulat Julien Geoffroy, le Journal des Débats acquiert un avantage considérable dans cette lutte idéologique. Par son passé monarchiste, sa haine de Voltaire, son talent et sa plume acérée d’intellectuel conservateur, il va offrir au journal une position de pointe dans le combat des idées. Son Feuilleton, le nom de sa rubrique au sein du journal, font rapidement autorité sur les scènes de théâtre. Même s’il se concentre sur la critique dramatique, ses articles sont empreints d’aspects éminemment idéologiques. Il s’agit pour Geoffroy d’exprimer par sa plume critique non seulement un jugement qualitatif sur une œuvre, mais d’offrir également une interprétation morale et sociale. Pour lui, les mœurs jouent en effet un rôle essentiel dans le destin d’une nation : « On trouvera peut-être que j’ai tort d’attacher tant d’importance à la littérature ; mais la littérature tient au goût, le goût au bon sens, et le bon sens est si nécessaire à une nation que tout ce qui peut y avoir rapport est de la plus haute conséquence. »
Ses écrits rythment vite la vie culturelle de l’élite du pays, animent les débats intellectuels et contribuent aux échecs et aux succès des représentations données dans la capitale de l’Empire. Stendhal rend ainsi hommage à son talent et à son rayonnement : « Dans le temps, je déjeunais au café Hardy, alors à la mode, avec de délicieux rognons à la brochette. Hé bien ! Les jours où il n’y avait pas le Feuilleton de Geoffroy je déjeunais mal. »
Le théâtre est très souvent un prétexte pour défendre des convictions politiques. En mars 1806, la première de La mort de César est significative. Geoffroy écrit alors : « Je ne sais pourquoi les Grecs avaient pris en aversion leurs anciens rois ; car chez eux les rois n’étaient que des généraux d’armée, auquel on n’accordait pendant la paix qu’un pouvoir très borné. La démocratie fut bien plus tyrannique que ne l’avait été la royauté.(…) Ce sujet de tragédie est donc très mauvais, puisque César le libérateur, le bienfaiteur de la patrie y est faussement présenté comme un usurpateur, comme le destructeur de la liberté. » Cette pièce lui offre l’opportunité de condamner la démocratie et la révolution en discréditant la république, mais aussi les abus commis au nom de l’égalité et de la liberté. Il s’agit de flatter le nouveau César des temps modernes : Napoléon. Toute la conviction politique de Geoffroy est résumée dans cet extrait : apologie de l’ancien Régime, condamnation de la révolution et allégeance au nouveau régime. Geoffroy s’éloigne ainsi très souvent de la critique dramatique pour se rapprocher du pamphlet politique. À travers lui, il peut exprimer ses considérations, philosophiques, historiques et morales, toujours soucieux de restaurer morale et religion.
Cette bataille idéologique entre journaux est également le reflet et la continuité des luttes d’influences menées au sein même de la société et de l’élite impériale. En effet, plus qu’une simple lutte de gazettes, ce combat entre le parti néo-monarchiste et le parti des Idéologues symbolise l’affrontement de deux partis, soucieux d’assurer leur prééminence dans la nouvelle société impériale. Lutte d’influence menée également au cœur même du pouvoir où chaque parti tente d’être le mieux représenté au sein du gouvernement et des institutions impériales. Le meilleur exemple de cette rivalité est celle des deux ministres les plus emblématiques de ce temps : Joseph Fouché, le ministre de la Police ancien jacobin, et Talleyrand le ministre des affaires étrangères, aux convictions résolument néo-monarchistes.
La Restauration et le retour de Louis XVIII offrent un triomphe toutefois provisoire aux néo-monarchistes. L’audience du journal et de son Feuilleton, entre 1804 et 1814, amène à penser que tous deux exercèrent un vrai rôle dans le succès de la cause royale et laisse entrevoir la future adhésion des élites à la Restauration monarchique. Cette restauration, Geoffroy ne l’a pas vécue. Il meurt en effet en février 1814, quelques mois seulement avant le retour du Roi et de la monarchie dont il a défendu vigoureusement la cause avec fidélité et talent.