L’histoire de France est violente. Assassinats, émeutes et coups d’État la jalonnent. Depuis les attentats anarchistes de 1910 jusqu’aux mouvements skinheads des années 1980 et 1990 en passant par la mort de Jean Jaurès, la crise du 6 février 1934, les agissements du FLN et de l’OAS, la France s’est faite dans le sang. Aujourd’hui, beaucoup s’obstinent à expliquer l’attentat de Charlie Hebdo par la folie. Cet acte relève pourtant de la stricte violence politique.
Nul besoin d’avoir lu Hobbes pour enfoncer cette porte ouverte : « L’homme est un loup pour l’homme ». La violence est inscrite au patrimoine de l’humanité depuis le péché originel. Mais le Vieux Continent, plus encore que le reste du monde occidental, a voulu bannir toute violence de son territoire, en la rangeant systématiquement du côté du mal. Une mentalité qui marque jusqu’à notre façon d’être et de faire la guerre : peu de morts, peu de dommages collatéraux. Aujourd’hui, une bonne guerre est une guerre où tous nos soldats rentrent vivants. Nous sommes loin de 1914 et de la valorisation du combattant tombé sous le feu ennemi. La modernité se veut pacifiste et pacifiée, elle méconnaît le phénomène de la violence comme instance de régulation des conflits. Pour l’anecdote, le dernier duel en France s’est déroulé en 1967.
La réalité est pourtant toute autre : la violence n’a pas disparu du territoire. L’analyse du sociologue de la guerre Gaston Bouthoul permet de dresser le portrait des deux France qui s’expriment à travers les évènements récents. Du fait d’un grand écart démographique et culturel, le pays est clivé : d’un côté, une France des quartiers où la forte natalité et la figure patriarcale rendent la mise en péril de la vie acceptable – c’est le mythe d’Abraham – et, de l’autre, une France bourgeoise où la faible natalité aboutit à la domination des valeurs féminines et hédonistes qui, selon Bouthoul, sont plus enclines à la préservation de la vie. Une fracture qui trace la frontière entre ceux qui comprennent et usent de la violence et ceux qui en rejettent l’idée même. C’est parce qu’une grande partie de la population ignore la violence qu’elle n’admet pas qu’elle puisse être politique.
Violence et politique
« Il faut être intellectuel et violent », disait Charles Maurras. Aujourd’hui l’un exclut l’autre de facto, comme si la violence appartenait nécessairement au domaine de la passion, de la réaction. Comme si la novlangue s’était emparée des concepts de violence et d’intelligence pour les rendre incompatibles. On ne conçoit pas qu’on puisse être intellectuellement violent sans être un « idéologue dangereux », un « manipulateur », un « agitateur de la haine ». On ne conçoit pas non plus qu’on puisse être violent dans ses actes en les ayant pensés, réfléchis, prémédités et menés en conscience. C’est pourtant ce qui arrive.
À déplorer la violence comme on déplore la folie, on tombe dans la petite réaction émue, hystérique et inutile. Aveu d’impuissance : l’émotivité comme seule façon de penser et d’agir est la méthode des professionnels de l’indignation qui s’insurgent contre les idées violentes. Pleurer ne sauve pas. Un paradoxe que le criminologue Xavier Raufer appelle « aveuglement ». Aveuglement face à des menaces omniprésentes sur les réseaux sociaux et jusque dans les gestes réalisés par certains devant les caméras de télévision. L’aveuglement empêche de déceler le moment du passage à l’acte. Car on ne peut prévoir le passage à l’acte d’un fou. Celui d’un idéologue, si.
« La guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens. » Carl von Clausewitz
Tout le monde s’accorde sur le terme de terrorisme pour décrire l’attentat de Charlie Hebdo. Et pourtant, beaucoup veulent réduire cet acte à un délire. C’est méconnaître la définition même du terrorisme : une violence politique en temps de paix, sporadique et isolée, certes, mais néanmoins politique.
Au vu des revendications des auteurs, nous aurions tort de ne pas accepter cette conception clausewitzienne, politique, de la violence. L’un des deux terroristes a fait, à plusieurs reprises, entendre ses revendications : « On a vengé le prophète ». Le discours est clair, et calmement déroulé. L’auteur défend sa cause en affirmant qu’il n’a pas été « assoiffé de sang » durant les deux jours de traque qui ont suivi l’attentat. Il avait un objectif, il l’a rempli, et n’avait alors plus qu’à mourir en martyr. Cet objectif est éminemment politique : contraindre au silence les auteurs, les dessinateurs et les journalistes qui s’attaquent à l’Islam. Le discours était celui d’un « extrémiste », pas d’un fou.
Pourtant, la France ne découvre pas la violence politique en 2015. Et nul n’avait pensé qualifier de fous les terroristes du GIA, du FLN ou d’Action directe. Les réactions d’aujourd’hui sont le signe de cette fracture entre deux France qui ne se connaissent et ne se comprennent plus. La rencontre d’un pays sécularisé en guerre permanente contre le Moyen-Orient et d’une violence politique exercée au nom de l’Islam.
L’insoumission appelle une réponse politique
Le fait qu’il n’y ait plus d’équilibre, plus d’autre réponse que l’instantanée réaction émue, est problématique. Dans d’autres circonstances, dans une France moins vieillissante, nous aurions probablement vu se multiplier des réactions concrètes et rationnelles. Le surplus d’émotion télévisée semble faire l’effet d’une catharsis collective qui vient inhiber le réflexe sensé qu’a été celui du résistant sous l’Occupation. L’immense majorité des réactions, qu’elles viennent des médias ou de la population sont silencieuses, à l’image des « marches républicaines » affectées.
Le gouvernement convainc peu également. Lorsqu’il parle d’une « guerre contre le terrorisme » sur notre territoire, il formule une ineptie juridique puisque la guerre appelle l’usage d’une violence proactive alors que l’État a seulement fait usage d’une violence réactive dans le cadre d’opérations de police. La violence, qu’elle soit politique ou non, terrorise. La France en a pourtant vu d’autres tout au long de son histoire et ne devrait pas jouer la vierge effarouchée qu’elle n’est pas.