En attendant la sortie d’American Sniper et de Birdman, Imitation Game, nommé aux Oscars dans plusieurs catégories, cristallise la méfiance des cinéphiles vis-à-vis de la prestigieuse cérémonie américaine dont le propos se répète inlassablement.
Sombrer dans une forme de fatalisme vis-à-vis des Oscars semble exagéré puisque, d’une part, certaines perles cinématographiques ont été très justement récompensées, et, d’autre part, tout reste possible pour cette année 2015. Pourtant, la remise en cause de la légitimité des Oscars, qui n’a en soi rien de nouveau, est particulièrement marquée cette année (non pas de manière officielle, mais d’un point de vue purement cinéphilique) puisque Imitation Game pourrait bien tout rafler, notamment la statuette récompensant le meilleur acteur. Benedict Cumberbatch, bien que convaincant, est intégré malgré lui à une mécanique hollywoodienne infernale ; une mode éternelle qui veut que l’acteur, pour frapper les esprits, joue le rôle d’un monstre, d’un marginal, d’un demeuré, d’un psychopathe, d’un intellectuel, d’un hyperactif… Bref, tout ce qui touche à une certaine asocialité.
Le phénomène est évident dès lors qu’on dresse l’historique des récompenses, à partir des années 70 et l’avènement de l’anti-héros au cinéma : un parrain de la mafia (Marlon Brando, Le Parrain, 1973), un criminel enfermé dans un asile se faisant passer pour fou (Jack Nicholson, Vol au dessus d’un nid de coucou, 1976), un boxeur surdoué et incontrôlable (Robert de Niro physiquement métamorphosé dans Raging Bull, 1981), un autiste doté d’une intelligence démesurée (Dustin Hoffman, Rain Man, 1988), un cannibale séduisant et lui aussi extrêmement intelligent (Anthony Hopkins, le Silence des agneaux, 1991), un demeuré au grand cœur (Tom Hanks, Forrest Gump, 1994), un écrivain maniaque bourré de TOC (Jack Nicholson, Pour le pire et pour le meilleur, 1998), une tueuse au physique difforme (Charlize Theron, Monster, 2003), un clown psychopathe et avide de chaos (Heath Ledger, The dark knight, 2008) et enfin, peut être, avec Cumberbatch, le scientifique surdoué qui a du mal à vivre en société (à mi-chemin entre Sherlock Holmes, que Benedict interprète pour la télévision, et le personnage de Russel Crowe dans Un homme d’exception).
Il y avait pourtant des intentions scénaristiques dans Imitation Game ; des thèmes plutôt ambitieux et étalés de manière simple, sur des conceptions historiographiques. Exercice de vulgarisation, ou d’histoire pour les nuls. Or, la mise en scène sans relief ne donne aucune ampleur à ces intentions, par sa monotonie et sa prévisibilité. Le découpage est d’un classicisme quelque peu affligeant, et le montage, vieillot, mélange trois temporalités avec efficacité mais de manière désuète et démonstrative. Les différents flashbacks, employés dans le film pour combler les lacunes narratives, ne font que recycler un procédé surexploité par le cinéma policier, et les différentes révélations orchestrées comme des rebondissements sonnent creux : l’homosexualité d’Alan Turing, son amour pour Christophe, la mort de ce dernier. Pire, ces flashbacks, solennels dans la mesure où ils révèlent l’origine de l’obsession du personnage, ne sont prétexte qu’à donner une nouvelle dimension au film, typique de ces productions qui visent la popularité, en affublant le récit d’une tare sociale qui préoccupe nos contemporains – ici la persécution des homosexuels dans la Grande Bretagne d’après-guerre. Un sujet périphérique qui se retrouve mis au centre du film, via un carton évoquant leur déportation lors du générique. Alors qu’en réalité, le sujet central tout au long de cette fiction a été la recherche de désir et d’amour, quel qu’il soit : être aimé et accepté malgré sa marginalité ; le terrain d’action favori de Todd Browning ou, plus récemment, de Tim Burton.
Un film taillé sur-mesure
Qu’en est-il de ce rapport à l’histoire, tiraillé entre des aspirations hégéliennes (l’équipe de scientifiques doit laisser se produire des massacres pour ne pas compromettre leur position et organiser progressivement la victoire) et une conception bien contemporaine de la mémoire. Faire un énième film sur la Seconde Guerre mondiale en 2015 est en soi une preuve que ce conflit appartient bien à des réflexions du temps présent. Mais un aspect anecdotique retient l’attention, la question de la perte de mémoire, de la falsification et de la dissimulation d’archives. Après avoir accompli leur mission, c’est-à-dire mettre au point un système qui permette de décrypter les messages radios des Allemands, le gouvernement britannique demande à l’équipe de cacher les preuves, car le risque d’un nouveau conflit reste possible. Question sous-jacente : à quel moment un événement devient-il Histoire et rejoint-il définitivement le passé ? Ce n’est que 50 ans plus tard que ces archives ont été révélées.
Pourtant, ce film, par sa forme et ses enjeux entendus, par ses bons sentiments taillés pour les Oscars et sa mise en scène recyclée, ne marquera pas réellement l’histoire du cinéma. Mais est-ce réellement ce que l’on attend des Oscars ? Une invention par et pour Hollywood, qui récompense les meilleurs artisans de l’année, pas pour leur ambition et leur créativité, mais pour leur efficacité et leur façon de sublimer certains codes esthétiques (si The Artist était à l’honneur il y a trois ans, c’était grâce à sa propension à jouer de l’esthétique classique). Les années 70 étant définitivement une époque à part puisque le mouvement de réinvention du classicisme est parfois allé de pair avec la créativité, récompensée (Coppola) ou non (De Palma, Scorsese). Verdict ce week-end. Mais déjà, Imitation Game ne fait que confirmer ce grand mal des Oscars, qui génère, de par son prestige, une malheureuse circularité ; un schéma de répétition qui pousse hélas trop peu à l’audace narrative, qui appuie la suprématie des studios et qui réduit l’autonomie des créateurs.