En ce début de XXIe siècle, le duel apparaît comme une étrange et lointaine pratique. Elle fut pourtant au cœur de la vie politique et intellectuelle de la France de la Belle Époque.
Il y a un peu plus d’un siècle, difficile pour un homme politique, un journaliste ou un écrivain de passer à côté de cette dangereuse et, parfois, mortelle survivance de la société d’Ancien Régime. Clemenceau, Proust, Déroulède, Blum, Boulanger, Maurras, Halévy… des personnalités et des caractères dissemblables mais ayant tous un point commun : ils ont un jour abandonné leur destin à la fatalité du combat singulier.
Les duels ne concernaient pas seulement de jeunes gascons exaltés, mais touchaient l’ensemble de l’élite du pays et parfois même le plus haut sommet de l’État. Un politicien de premier plan pouvait être amené à jouer sa carrière non pas derrière le perchoir de l’assemblée mais face à une lame acérée. L’année 1888 est emblématique du rôle politique pris par les duels sous la IIIe République. Elle vit un des plus fameux combats de cette période. Une opposition qui ne fut pas sans conséquence sur l’avenir politique de la France.
Le soldat face au politique
L’ambiance est chaude et électrique à l’intérieur du Parlement en ce mois de juillet. Les débats sont animés, empreints de cette tension annonciatrice des basculements de majorité parlementaire si courants sous la IIIe République. Charles Floquet, président du Conseil, est au bas de l’hémicycle, toisé par une Chambre des députés hostile. Le général Boulanger, idole du peuple, monte à la tribune. L’homme a la prestance et la morgue de l’ancien soldat de la Coloniale, sûr de lui-même. Avec ce ton de commandement propre aux officiers d’infanterie, il réclame la démission du gouvernement. L’animosité entre les deux hommes est forte : dans les jours qui précèdent, le chef du gouvernement avait déclaré au général avec une ironie mordante : « Il faut se rassurer. À votre âge, Napoléon était mort. »
Les propos du général sont agressifs et les réponses de Charles Floquet ne le sont pas moins. Le duel apparaît inévitable. Dans la nuit, les témoins sont échangés et, dès le lendemain, les deux hommes se retrouvent dans un parc de Neuilly pour s’affronter. Il est 10 heures du matin, les protagonistes se présentent, accompagnés de leurs témoins. L’athlétique et martial général Boulanger semble devoir régler cette affaire promptement, tant son adversaire, âgé, ventripotent et myope, semble plus adapté aux joutes parlementaires qu’aux affrontements à l’épée. Contre toute attente, le général est défait. La nouvelle est un véritable coup de tonnerre dans Paris. Albert de Mun, l’orateur monarchiste, écrit : « Il est 9 h 50. Paris apprend bientôt avec un mélange de surprise et de stupeur que le soldat s’est fait mettre hors de combat par un avocat boursouflé… » La carrière politique du général Boulanger connaîtra encore des succès, mais ce duel apparaît comme le premier coup d’arrêt à l’ascension irrésistible de la vague boulangiste, dont le reflux est proche.
Le duel contre la modernité
Ainsi était parfois la politique en ce temps. La science et le « progrès » n’avaient pas encore fait du duel une pratique désuète et anachronique. Étrangement, le duel est peu remis en question par ce siècle qui semble pourtant imposer sa rationalité face à ce que l’élite républicaine estime être l’obscurantisme des siècles passés. Cette pratique, aristocratique à son origine, issue de la chevalerie médiévale, est adoptée par la classe politique et intellectuelle de la très bourgeoise IIIe République. Paradoxalement, celle-ci va l’entretenir et la pousser à l’excès avec un engouement presque inégalé. La pratique reste évidemment élitiste et éloignée des préoccupations populaires, mais le peuple se délecte à la lecture de ces oppositions dans la presse à grand tirage. La vie politique est ainsi rythmée par ces conflits personnels, parfois tragiques lorsqu’un duelliste succombe à ses blessures, a contrario amusants, quand le lecteur apprend la couardise d’un homme politique, ou bien encore source d’indignation, lorsqu’un duelliste enfreint le règlement d’honneur des codes du duel.
Car le duel se codifie au cours du siècle. La modernité tente ainsi de canaliser cette pratique parfois considérée comme absurde et anachronique par certains contemporains. Pour limiter les risques mortels, on décide ainsi de cesser le combat lorsque s’écoule le « premier sang » lors des affrontements à l’épée. Pour les affrontements au pistolet, on modifie les canons afin de les rendre imprécis et de limiter ainsi l’impact des balles. Tout est entrepris pour écarter la mort et permettre au duel de perdurer en limitant le carnage. Le siècle a été marqué par ces morts brutales au nom de motifs souvent des plus futiles. Ainsi, Armand Carel, espoir du Parti libéral sous la monarchie de Juillet, est tué par Émile de Girardin. De ce combat, Chateaubriand écrit alors : « La querelle ne valait pas un cheveu de tête. »
Face à l’hécatombe, certains ont envisagé de légiférer afin de mettre fin à cette pratique qui défie l’autorité judiciaire et les principes de civilisation exaltés par la nouvelle République. Tout au long du XIXe, comme au temps de Richelieu, l’État va tenter de le contrôler voire de l’interdire. À chaque fois, une majorité d’élus s’y opposent car la classe politique semble apprécier l’utilité sociale du duel. Il répond à un besoin auquel la justice ne peut répondre. Il présente aussi l’avantage de ne pas encombrer les tribunaux par de multiples procédures. Et seul le duel semble capable de répondre à ce sens de l’honneur exacerbé en ce temps.
La pression sociale joue aussi un rôle central. Il est difficile d’échapper à une demande en duel sans risquer de s’exclure entièrement de la société qui fait de cette pratique un devoir pour tout homme de bonne éducation. « Le monsieur qui ne se bat pas » est mis à l’index par la bonne société et risque de perdre son honneur et sa situation. L’honneur est parfois très loin de ces combats qui permettent la mise à mort d’adversaires ou de régler des comptes personnels. L’affaire Dreyfus est emblématique de cette situation. Dreyfusards et antidreyfusards ne cessent de s’affronter. Édouard Drumont et ses rédacteurs de La Libre Parole, furieux antisémites, sont amenés à sortir leurs armes régulièrement pendant toute cette affaire : environ trois cents duels opposant les deux camps sont répertoriés durant cette période !
Les lettres françaises face au duel
Le monde politique n’est pas le seul touché par le phénomène. Les hommes de lettres en sont eux aussi contaminés. Certains écrivains se battent ainsi avec ardeur comme Alexandre Dumas ou Théophile Gauthier, mais d’autres condamnent la pratique, comme Maupassant qui écrit : « Aller sur le pré, comme on dit, sans colère et sans désir de vengeance, uniquement pour satisfaire un antique préjugé, avec la seule envie de faire un petit trou dans la peau de l’adversaire et une vraie crainte de le tuer, avec l’intention formelle, partagée par les témoins, que le combat sera bénin, inoffensif, correct, cela passe les limites de la niaiserie autorisée. » L’honorabilité du duel est donc loin de faire l’unanimité. Mais la littérature et le théâtre s’en emparent et il devient le cœur de nombreuses œuvres romanesques : Don César de Bazan dans Ruy Blas, Cyrano d’Edmond Rostand, d’Artagnan d’Alexandre Dumas. Le monde littéraire participe de cet engouement et l’époque se passionne pour ces bretteurs encapés qui deviennent des personnages dont la popularité n’a jamais été démentie.
Le duel a été également porté par le romantisme qui traverse le siècle. En s’y adonnant, les hommes développent une opposition à la froide rationalité de ce siècle bourgeois, capitaliste et industriel. C’est une survivance chevaleresque et héroïque de ce Moyen Âge fantasmé alors par les écrivains, les peintres et les architectes, dans un siècle où les romans de Walter Scott ont habité l’imaginaire de la plupart des enfants. Un romantisme qui s’oppose à ce règne de l’argent et de la civilisation matérielle qui se met en place, comme le souligne l’historien Jean-Noël Jeanneney dans son livre Le Duel, une passion française. Il y écrit : « Le duel de ces temps-là n’est pas, en général, folklorique, en dépit de ce que pourrait laisser croire une opinion paresseuse. Il s’agit d’autre chose. Alors que tout l’essentiel de la vie collective paraît désormais réglé par le marché, qui, aux yeux des esprits les plus libres et les plus fiers, transforme les affects anciens en affects vulgaires, sinon méprisables, il s’agit de dire non. »
Cet idéal chevaleresque entretenu par le duel va se briser contre l’acier et le sang de la guerre de masse qui débutera en 1914. Sa brutalité et le massacre humain rendent définitivement archaïque cette pratique qui s’éteindra à petit feu… En 1967, le dernier duel de l’histoire de France oppose Gaston Defferre et René Ribière. Filmé à l’époque par une caméra de télévision, ces images nous restituent l’ultime lueur d’un temps révolu.