Le 15 février dernier, le film de Jafar Panahi, Taxi Téhéran, recevait l’Ours d’or, la plus haute distinction du festival berlinois la « Berlinale ». En ce moment, les affiches du film pullulent dans le métro parisien, et les critiques s’en donnent à cœur joie avec ce réalisateur « contestataire » « qui n’a pas le droit de filmer dans son propre pays » mais qui « brave l’interdit » « courageusement », etc. Tous les poncifs de la rhétorique rebellocratique sont mobilisés par les gratte-papiers officiels, toujours en quête d’un « dissident », d’un « briseur de tabous » à se mettre sous la dent – à condition qu’il ne remette surtout pas en cause les tabous desdits gratte-papiers.
Panahi est un habitué des festivals européens. Déjà récompensé pour ses précédents films traitant de sujets aussi subversifs que la condition des femmes et l’injustice sociale, il a cette fois frappé un grand coup en combinant les sujets dont est friand un public occidental assoiffé d’exotisme – mais point trop quand même : la différence certes, mais la même que nous. Aucune tarte à la crème ne nous est épargnée : les droits des femmes, la peine de mort, la censure, l’emprisonnement et la surveillance des opposants et j’en passe.
Disons-le d’emblée : nous ne mettons nullement en question la légitimité d’une critique interne du régime iranien, et notamment de ses détestables méthodes policières. Mais il est nécessaire de s’interroger sur l’ambition du réalisateur et la réception du film en Occident. Panahi est un bon client, nous l’avons dit. Pourquoi lui ? L’Iran est un pays qui jouit d’une production cinématographique conséquente et de qualité. Pourtant, tous les réalisateurs iraniens ne bénéficient pas des commentaires dithyrambiques du Monde, de Paris Match ou de Télérama. Ceux qui ont cet honneur sont souvent peu goûtés en Iran. Inversement, certains parmi les plus appréciés en Iran sont peu connus chez nous : Dariush Mehrjui, Bahram Beyzai, Majid Majidi sont de ceux-là. Il est vrai que le dernier, Majidi, bénéficie de subventions de l’État iranien pour tourner un biopic sur le Prophète Muhammad. Il est donc perçu comme pro-régime. Ses films sont-ils négligeables pour cette seule raison ? C’est avouer la nature politique des appréciations occidentales.
Panahi, le produit rebelle
Dans un entretien accordé au journal arabe international Al-Hayât en 2010, le célèbre Abbas Kiarostami commentait en ces termes l’attitude de Panahi lors de la contestation qui suivit la réélection d’Ahmadinejad en 2009 : « Je ne cautionne pas la façon dont se comporte Panahi et sa manière de faire du bruit et de soutenir les manifestations (…) Si je considère qu’il est mauvais qu’un pouvoir retienne un artiste et l’emprisonne, il me paraît tout aussi mauvais qu’un artiste se comporte de telle façon qu’il oblige le pouvoir à l’emprisonner. »
Ainsi, même Kiarostami, coqueluche des amateurs occidentaux, trouve que Panahi en fait trop, qu’il tend le bâton pour se faire battre. Mais comment le lui reprocher ? Après tout, c’est ainsi que s’exportent ses films. Il suffit de lire, répétée un peu partout, la même présentation : Panahi, le-réalisateur-qui-n’a-pas-le-droit-de-tourner-dans-son-propre-pays-et-qui-le-fait-quand-même. Panahi qui brave l’interdit. Panahi contre les tabous. Panahi l’irréductible. Le film lui-même est à peine examiné. Difficile de faire autrement, il est vrai, car ce n’est pas un film, c’est un tract. Une fois que l’on a vanté le courage du réalisateur qui s’attaque au régime qui lui interdit de tourner, on a tout dit, on a livré la substantifique moelle de l’œuvre.
Taxi Téhéran est donc primé à Berlin parce qu’il est destiné à être primé à Berlin. C’est un film pour Berlin : absolument conforme à ce qu’un jury de professionnels de la culture peut attendre d’un film étranger, a fortiori si l’étranger en question fait partie de l’Axe du mal et maltraite les minorités que sont les femmes (sic) et les homosexuels. Ah les « minorités » ! « S’apitoyer sur les… » dirait Flaubert. À cela près que toutes les minorités n’ont pas la même valeur ; tout dépend de ce qu’on veut démontrer. On oublie ainsi commodément certaines minorités qui pourraient souffrir du régime iranien (sunnites arabophones par exemple), tout comme celles qui n’en souffrent pas (juive, chrétienne ou zoroastrienne par exemple). Qui voudrait parier sur les chances d’un film iranien d’obtenir une récompense en Europe en traitant la question des Arabes de la région d’Ahvâz ?
Il faut être singulièrement naïf pour croire que Panahi est porté au pinacle pour son art. Car, ainsi que le remarque le critique Hamid Dabashi, Panahi use de procédés déjà épuisés par son maître Kiarostami (dans Le Goût de la cerise), de sorte qu’il n’y a nulle « innovation cinématographique » dans Taxi Téhéran. Ce qui intéresse, c’est le rebelle qui se met en scène – nous passerons sur l’ego notoirement surdimensionné du réalisateur. Dabashi ajoute que « les gens le louent, confondant leurs solidarités politiques et leur jugement cinématographique ».
L’humanisme prétendument dépolitisé
Mais peut-on encore suspecter qu’un festival européen ait davantage d’égards pour le message idéologique d’un film que pour sa qualité intrinsèque ? Dans une société ouverte, libre, démocratique, dans un État de droit, comment justifier la méfiance que tout être humain encore doté d’instinct devrait éprouver pour l’État et les institutions ? Tout va si bien, tout est si transparent. Faut-il être un esprit chagrin pour oser soupçonner des arrière-pensées chez les humanistes qui n’ont à cœur que le bien de tous ?
On note cette contradiction – une de plus – dans la dogmatique post-moderne : la « pensée du soupçon », la « déconstruction », si chères au festivisme, sont inadmissibles quand l’objet en est la société ouverte et festive. Notre société prétend ne plus être soumise à l’analyse politique classique, celle-là même qui enthousiasme tant quand Panahi l’applique au régime iranien. C’est que nous sommes sortis de l’histoire, et que les instruments par lesquels on prétend juger ceux qui ont le malheur d’y vivre encore, ne sauraient s’appliquer aux sociétés post-historiques qui ont proclamé le Paradis sur terre (on se réfèrera avec profit aux considérations de François Taillandier sur « l’Option Paradis », dans son cycle en cinq volumes, La Grande Intrigue).
Mais cette prétention angélique, cette tendance à dépolitiser ses sympathies et antipathies ne doit pas nous tromper. La révolution culturelle dont l’Occident tente d’achever la mondialisation est éminemment politique, quoiqu’elle aime se parer de pur altruisme. Il s’agit en somme de faire en sorte que l’humain puisse enfin « jouir sans entraves », de Téhéran à Pyongyang. Les derniers bastions non-humanistes sont harcelés, et on y cherche avidement des opposants : on y choisit ce qui mérite notre considération, on distribue les bons points. Cette attitude relève indéniablement d’un paternalisme post-colonial : les Iraniens n’ont le droit de parler de leur pays qu’à condition d’en dire ce que nous attendons qu’ils en disent. Alors, ils peuvent prétendre à nos médailles. Et c’est ainsi que Panahi écume les festivals : volontairement ou non, son propos sert les clichés anti-iraniens que l’on se plaît à entretenir en Occident.
Il est enfin une dernière raison au plaisir que peut procurer l’œuvre d’un Panahi. Cette raison me paraît parfaitement exprimée par René Daumal dans son poème intitulé La guerre sainte : « Il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. » Accuser l’Iran de porter atteinte aux droits des femmes et des opposants, d’être un régime policier exerçant une censure féroce, etc., c’est un moyen assez sûr d’éviter de réfléchir sur nos propres tares dans les mêmes domaines : qu’en est-il du statut de la femme en Occident ? Est-il si parfait qu’on le prétend quand la libération des femmes prend la forme d’une soumission au salariat et aux exigences de productivité capitaliste (rappelons que la loi sur l’IVG est votée sous Giscard…) ? Et qu’en est-il de la censure dans un pays qui a voté la loi de programmation militaire, qui s’apprête à voter de nouvelles lois liberticides, et qui, en 2013, fut à l’origine de 87% des demandes mondiales de suppressions de tweets, écrasant à plate couture la Russie de Poutine dans cet exercice ? Qu’en est-il de la « fascisation » de l’opposition, des restrictions abusives de la liberté d’expression ? Qu’en est-il de l’unanimisme médiatique ? De l’absence de séparation des pouvoirs ? Après tout, il est plus de contre-pouvoirs dans la République islamique d’Iran que dans la République de Sarkozy ou de Valls…
Taxi Téhéran appartient à la catégorie des feel-good movies, selon la définition qu’en donne Allociné : « Comédies douces-amères qui procurent du plaisir et remontent le moral. » Le plaisir de se dire que nous valons tellement mieux, le plaisir de se demander, incrédules : « Comment peut-on être Persan ? », tandis que la résistance héroïque de Panahi nous remonte le moral.