Marx avait tort, le capitalisme n’est pas mort

Marx a passé trente ans de sa vie à démontrer que le capitalisme devait s’autodétruire : ce seront les milliers de pages du Capital. Au cœur de son analyse, il a déterminé une loi qui aurait dû le conduire à mourir par son propre fonctionnement. Mais les failles de son concept ont trompé ses prédictions et, 150 ans après, le capitalisme a survécu et ses alternatives ont dépéri.

f
Marx en promo

Le capitalisme va mourir, c’est la certitude de Karl Marx (1818-1883). Que ce soit par son suicide ou par la violence, par les lois de l’histoire ou l’action humaine, son œuvre est toute entière tournée vers cette finalité. Chez le Marx de jeunesse (dont l’aboutissement est Le Manifeste du Parti communiste de 1848), qui est plutôt philosophe, la mort du capitalisme interviendra grâce à une révolution menée par les prolétaires. Chez le Marx de la maturité, surtout imprégné d’économie, la finalité est la même mais le chemin est autre. Son obsession sera d’élaborer un « socialisme scientifique » dont l’aboutissement – la mort du capitalisme – n’est pas dû au hasard, mais découle de lois historiques qu’il se donne pour objectif de saisir. Ce sera son grand œuvre, Le Capital, dont les trois opus ont été publiés en 1867 puis, après la mort de Marx, par Friedrich Engels (1820-1895) à partir de ses manuscrits en 1885 et 1894.

Mais le capitalisme n’est pas mort. Marx s’est donc trompé quelque part. Déjà, la structure de son œuvre laisse poindre un inconciliable paradoxe : si le capitalisme doit s’autodétruire, la révolution devient inutile – ou, pire, elle pourrait compromettre cet anéantissement. Mais si on ne fait pas la révolution, jusqu’à quand est-il tolérable d’attendre la fin d’un système qui vous opprime ? Et en attendant, doit-on continuer à souffrir ou faut-il tenter d’améliorer sa condition, au risque de laisser perdurer le système ? Bien sûr, Marx avait conscience de cette aporie, et il y a apporté quelques réponses. Reste que le capitalisme ne s’est pas autodétruit, comme l’avait prophétisé le Marx de la maturité.

Profit extorqué à l’ouvrier

Le cœur de son analyse économique s’articule autour d’un concept clef, celui-là même qui doit inéluctablement amener le capitalisme à sa perte : il l’a appelé la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit » et l’a exposée dans le livre III du Capital. Elle est la dernière brique de son édifice théorique. Pour le comprendre, il faut en saisir les fondations. Le bourgeois, qui détient les moyens de production et n’a, à ce titre, pas besoin de travailler, emploie des prolétaires, qui n’ont, eux, que leur force physique à offrir – contre un salaire. Le bourgeois extorque la plus-value du travail de l’ouvrier, car le salaire qu’il lui octroie est plus faible que la valeur que l’employé fait gagner à son entreprise. Le bourgeois aura donc intérêt à donner le salaire le plus bas possible à ses ouvriers – un salaire dont le niveau permet simplement à l’ouvrier d’assurer sa subsistance et de se reproduire pour renouveler la main d’œuvre. « C’est l’employeur capitaliste qui extrait directement de l’ouvrier cette plus-value […]. C’est par conséquent de ce rapport entre l’employeur capitaliste et l’ouvrier salarié que dépend tout le système du salariat et tout le système de production actuel », résume Marx dans un rapport au Conseil général de l’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale), en 1865.

Marx_and_Engels
Engels (à dr.) a écrit les tomes II et III du Capital à partir des manuscrits de Marx

Mais voilà, poursuit Marx, « il s’opère une modification croissante dans la composition du capital » : la part des machines et des matières premières – ce qu’il appelle le « capital fixe » – « s’accroît plus rapidement » que la part des salaires. Or, le capitaliste ne tire de profit que des salaires, et pas des machines. De là, Marx déduit la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». « À mesure que la production capitaliste se développe, le capital variable [les salaires] perd en importance relativement au capital constant [les machines] : un même nombre d’ouvriers met en œuvre, grâce au perfectionnement des méthodes de production, une quantité sans cesse croissante de moyens de travail, de matières premières et de matières auxiliaires, c’est-à-dire un capital constant de valeur de plus en plus grande » (Le Capital, III). Logiquement, la part du travail diminuant dans la production, le profit pour le capitaliste sera abaissé : il sera donc amené à mettre de plus en plus sous pression les ouvriers – plus d’heures de travail, moins de salaire. Cette loi, rappelle Marx, est tendancielle : elle n’est pas à l’échelle d’une entreprise, mais du capitalisme et sur le long terme.

« Des crises violentes »

Sur la période longue, les conséquences de cette loi sont destructrices pour le capitalisme. « La baisse du profit active la concentration et la centralisation du capital parce qu’elle pousse à la mise hors combat des petits capitalistes et à l’expropriation des derniers survivants de la production directe […]. » Alors, « il y aura des crises violentes, des chutes de prix inattendues » et une concurrence qui pousseront « chaque capitaliste à appliquer de nouvelles machines, des méthodes perfectionnées et des combinaisons plus efficaces pour réaliser une production supérieure à la production moyenne, c’est-à-dire augmenter la productivité du travail […]. Le même cercle vicieux recommencera donc, mais avec des moyens de production plus considérables, un marché plus étendu, une force de production plus importante. »

À travers ces mots – et la plume brillante d’Engels –, Marx fait rayonner tout l’éclat de sa lucidité. Il a su saisir, avec des décennies d’avance, le mouvement de fond du capitalisme : la concentration. Les fusions-acquisitions qui rythment le quotidien de l’économie et la tendance à la concentration de ses secteurs en donnent des exemples quotidiens. Internet en est, parmi d’autres, l’illustration : des géants – Google, Apple, Microsoft – ont émergé de l’anarchie originelle pour peu à peu agglomérer à eux seuls toutes les start-up du secteur. Et l’éclatement de la bulle internet en 2000 lui donne aussi raison : n’avait-il pas prédit les crises comme inhérentes au fonctionnement du capitalisme ?

Une contradiction fondamentale

H_Ford_et_sa_Ford_T
Henry Ford pose en 1921 devant la Ford T qui a fait son succès

Mais ce mouvement de concentration, que Marx lie à la baisse tendancielle du taux de profit, n’a pas entraîné l’autodestruction du capitalisme en dépit des trois grandes crises qu’il a connues (1873-1896, 1929-1939, 2007-). La raison principale : Marx est prisonnier de sa vision dans laquelle il ne voit la source de profit qu’en l’ouvrier. L’augmentation des machines dans la production ne rapporte pas de plus-value pour lui. Cela signifierait que celles-ci auraient une productivité égale ou inférieure aux machines qu’elles remplacent – en dépit du progrès technique –, ou que leur acquisition soit si frénétique qu’elle ne compenserait pas les gains qu’elles produisent. Dans un cas comme dans l’autre, difficile d’imaginer qu’un capitaliste rationnel n’interroge pas davantage la rentabilité de ses investissements.

Par son entêtement à penser que le capitaliste s’évertuera dans toutes les situations à faire pression sur le salarié, il met volontairement de côté la nécessité d’écouler la production. « Dans la société capitaliste, la consommation de la grande masse est réduite à un minimum très peu variable » (Le Capital, I), balaie-t-il trop rapidement. Comment imaginer une économie dans laquelle la grande masse n’aurait pas les moyens de consommer ? Marx ne peut envisager que l’amélioration de la condition salariale puisse être un choix économique rationnel. Et même une politique intelligente, permettant de satisfaire ses salariés – et donc exiger plus d’eux – tout en créant les conditions de la consommation. Cette voie a été célèbrement mise en œuvre par Henry Ford pour créer un débouché à sa production automobile, dans les premières années du XXe siècle aux États-Unis.

Révolutionnaire capitalisme

Tombe
La sépulture de Marx, à Londres. Le théoricien du communisme repose dans la patrie du capitalisme

L’obsession de Marx de théoriser l’ouvrier comme unique source de profit introduit une contradiction qui interroge les fondements mêmes de son socialisme scientifique. Car, pouvait-il en être autrement, dans la mesure où toute son œuvre intellectuelle vise à faire de la révolution prolétaire et le moment de la mort du capitalisme et de la naissance d’une société sans classes ? Il lui faut absolument démontrer que « l’accumulation de richesse à un pôle signifie donc l’accumulation, au pôle opposé, de misère, de souffrances, d’esclavage, d’ignorance, d’abrutissement et de dégradation morale » (Le Capital, I) pour concilier ces deux objectifs. Son œuvre de maturité se focalise sur l’étude des fondements de l’économie pour en déduire l’avenir. Mais, à partir du moment où cette étude doit prouver une conclusion déterminée à l’avance, elle est orientée. « La chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont inévitables », assurait-il déjà dans le Manifeste du Parti communiste en 1848, deux décennies avant le premier tome du Capital.

Marx a toutefois introduit plusieurs nuances qui ralentissent l’érosion du taux de profit. Il liste six « facteurs antagonistes » qui « paralysent la loi générale [de baisse du taux de profit] et la ramènent à une simple influence tendancielle ». Parmi elles, le développement du commerce international offre des sources de régénération et l’accroissement du « capital par actions » permet de trouver, par les dividendes qui rémunèrent l’actionnaire, de nouveaux gisements de profits. Le génie de Marx est ici d’avoir eu la prescience, un siècle avant, des deux grandes évolutions du capitalisme qui n’étaient qu’en gestation à son époque : la mondialisation et la financiarisation.

Était-il trop lié par la nécessaire démonstration de l’autodestruction du capitalisme pour ne pas donner plus d’importance à ces intuitions ? Si Marx, prisonnier de son obsession à trouver dans l’ouvrier la source unique du profit, a échoué à prévoir son évolution globale, il en a en même temps saisi la nature profonde : le capitalisme, à l’image de la classe bourgeoise qui l’a façonné, ne vit que par une révolution permanente. En cela, il est un système économique inédit. « Sa base est révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs [antique, féodal] était essentiellement conservatrice » (Le Capital, I). Comme si Marx avait lui-même trouvé la raison qui empêcherait quiconque de prédire l’avenir du capitalisme.

Photo d’en-tête © Max Braun.