En 1932, le futur général de Gaulle, alors simple colonel, rédige Le Fil de l’épée, un essai qui compile certaines de ses conférences données à l’École de guerre. De Gaulle y livre avec style sa conception de la stratégie et du commandement. Cet ouvrage prophétique est celui d’un homme conscient du tragique de l’Histoire et du rôle que celle-ci va l’amener à jouer.
Au sortir de la Grande Guerre, l’armée française, couronnée par les lauriers de la victoire, peut enfin parader avec la satisfaction du devoir accompli et la conscience du sacrifice enduré. Le 14 juillet 1919, les troupes défilent enfin triomphalement sur les Champs-Élysées. Des rives boisées du Rhin jusqu’à la baie de Somme, la France et ses alliés ont imposé leur puissance à une Allemagne à genoux. La « Grande Nation » retrouve alors sa place éminente dans le jeu des puissances européennes. Pourtant, vingt et un ans plus tard, le drapeau nazi claque au vent sous l’Arc de triomphe et le pays connaît l’infamante occupation. Entre ces deux moments, l’état-major français a multiplié les erreurs stratégiques qui contribueront à l’effondrement du pays. Car la victoire n’est pas toujours bonne conseillère et l’entre-deux-guerres voit la pensée stratégique française se vitrifier. De cet immobilisme opérationnel découlera, en 1940, la calamiteuse campagne de France qui va plonger le pays dans le gouffre.
Un chef contre la fatalité
C’est contre l’indigence intellectuelle d’une partie des officiers supérieurs de l’armée que s’engage le colonel de Gaulle. Pour cela, le futur homme du 18-Juin s’attaque dans Le Fil de l’épée à ce qu’il appelle la « doctrine a priori » dans laquelle s’enferme le commandement français. Contre celle-ci, de Gaulle défend une approche contingente et empirique des opérations militaires. La Défense française doit baser sa stratégie sur l’analyse de l’ennemi et de ses mouvements, et non pas s’enfermer dans des opérations prédéfinies dans les états-majors. L’Histoire illustre son propos. Les grands succès sont fondés sur « une doctrine du réel ». Si Napoléon a dominé l’Europe, c’est bien par sa capacité à bouleverser les doctrines militaires issues de l’héritage prussien qui inspiraient la plupart des armées de l’époque. De surcroît, si la France a frôlé la défaite en 1914, c’est bien en raison de sa stratégie de l’offensive à outrance qui a coûté la vie à des milliers de jeunes Français fauchés durant les premiers mois de la guerre.
L’essai est un éloge du chef et de sa place éminente dans les opérations militaires. Pour susciter l’adhésion de ses hommes, le chef doit en toutes circonstances maintenir une distance avec ses hommes et garder une hauteur morale irréprochable. Cette dernière est, selon lui, la valeur suprême du commandement. En mettant en avant le rôle primordial de l’officier au cours de la bataille, le colonel de Gaulle s’inscrit dans la continuité des écrits de Charles Ardant du Picq, officier et penseur militaire aujourd’hui oublié. Celui-ci souligna la part essentielle que joue la psychologie du soldat au cours des combats et le rôle de l’officier pour maintenir le moral de la troupe face au feu. À cette valeur morale, le commandant se doit d’ajouter l’intelligence et l’instinct. « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef. Du fait qu’il les connaît, qu’il les mesure, qu’il les exploite, il est vainqueur ; du fait qu’il les ignore, qu’il les juge mal, qu’il les néglige, il est vaincu. » La valeur du chef est d’autant plus nécessaire que la modernité remet en cause l’autorité et les antiques traditions sur lesquelles elle s’appuyait : « Dans leurs croyances vacillantes, leurs traditions exsangues, leur loyalisme épuisé, les contemporains ne trouvent plus le goût de l’antique déférence, ni le respect des règles d’autrefois. »
Militaire et homme de lettres, élevé dans l’amour des gloires de la plume et de l’épée, de Gaulle prend la littérature à témoin. Pour lui, le chef doit s’imposer face aux événements sans les subir, s’opposant ainsi à une vision fataliste tolstoïenne selon laquelle les hommes n’auraient aucune emprise sur le cours de l’Histoire. « Ainsi Tolstoï dans La Guerre et la Paix nous décrit Bagration à Hollabrun, s’abandonnant aux événements qu’il pense ne pouvoir modifier et tâchant seulement de donner à tout ce qui se fait par hasard ou nécessité l’apparence d’actes accomplis suivant ses ordres ou ses intentions. » Tout éloigne de Gaulle de ce fatalisme et c’est bien ce refus de la fatalité qu’il annonce de manière prophétique et qui l’amènera en 1940 et à prononcer son appel à la résistance.
Deux chefs emblématiques
« Car rien ne montre mieux que votre gloire, quelle vertu l’action peut tirer des lumières de la pensée. » C’est par ces mots que de Gaulle dédie son livre au maréchal Pétain, pas encore coupable de l’infamante armistice. Cette dédicace éclaire une réalité que la guerre a ensuite occultée. Or, Pétain et de Gaulle, avant d’être opposés par l’Histoire, ont été deux officiers supérieurs qui s’estimaient. Ce modèle idéal du chef que dépeint de Gaulle dans son livre, c’est Pétain, le vainqueur de Verdun, qui sut l’incarner pendant la Grande Guerre. Il personnifia alors les vertus supérieures du commandement et fut capable d’élever la nation et son armée qui livrait la plus grande et terrible bataille de son histoire. Il perdit cette autorité morale en 1940, et c’est le général de Gaulle qui l’incarna à sa suite. D’officier méconnu il deviendra alors l’incarnation vivante de la nation.
Le Fil de l’épée s’inscrit dans le cadre d’un vaste débat militaire et politique qui anime la France de l’entre-deux-guerres. Ainsi, la société française, traumatisée par la saignée de 14-18, est traversée par un pacifisme virulent. La création de la ligne Maginot et une stratégie défensive mise en place par l’état-major vont répondre à ce refus viscéral de la guerre. Cette stratégie et le projet Maginot, objets de dérision a posteriori, n’étaient toutefois pas une stratégie insensée. Ces formidables défenses sur la frontière de l’Est devaient servir à barrer le couloir des invasions, gagner du temps pour la mobilisation et dévier les manœuvres allemandes. Cependant, la ligne Maginot endort la nation dans un illusoire sentiment de protection. Elle canalise également l’essentiel des fonds de l’armée au détriment des divisions blindées et de la capacité offensive. De Gaulle s’élève contre cet immobilisme stratégique et approfondira cette idée en 1934 dans Vers l’armée de métier.
Le dernier chapitre « Le politique et le soldat » annonce l’évolution du militaire vers le politique. Lui, qu’on accusera quelques années plus tard de vouloir instaurer une dictature, établit clairement la nécessaire distinction entre pouvoir politique et autorité militaire. Les deux sont nécessaires à la bonne marche opérationnelle d’une guerre. Ce chapitre était d’ailleurs au cœur d’un de ses livres précédents : De la discorde chez l’ennemi. Il y explique que c’est la confusion entre le pouvoir impérial de Guillaume II et le haut commandement militaire qui a entraîné la défaite de l’Allemagne. La France, au contraire a su maintenir le pouvoir militaire assujetti au pouvoir politique grâce à son régime républicain stable et fort : « La conduite de la guerre appartient à l’homme d’État, les opérations sont le fait du militaire. »
Au regard du destin du général de Gaulle, Le Fil de l’épée est un livre étonnant et troublant par son aspect prophétique. Les mots projettent une lumière sur un avenir assombri par la périlleuse situation internationale. Plus qu’un ouvrage général sur le commandement, c’est un manuel à usage personnel. Huit ans avant sa grandiose entrée dans l’Histoire de France, il exprime déjà le rôle capital du chef, seul capable, par sa valeur morale, de guider les hommes dans l’adversité.