Spécialiste de l’histoire des institutions et de la vénalité des offices, Christophe Blanquie a consacré plusieurs ouvrages aux mémorialistes du Grand Siècle (Bussy-Rabutin, Retz, Saint-Simon), dont, l’an dernier, Saint-Simon ou la politique des Mémoires (Paris, 2014). Fort d’une pratique assidue des archives, il recherche dans leurs Mémoires et leur correspondance de nouvelles approches documentaires, qu’il réinvestit ensuite dans leur lecture.
PHILITT : On résume souvent les Mémoires de Saint-Simon aux questions d’étiquette et à sa description minutieuse de la cour de Louis XIV. Pourtant il existe une pensée politique beaucoup plus profonde chez le mémorialiste. Que pouvez-vous nous dire sur cette pensée ainsi que sur sa conception du pouvoir ?
Christophe Blanquie : Attention, en dépit de leur volume, les Mémoires ne constituent qu’une part de l’œuvre écrite de Saint-Simon. Comme chez tous les Grands que leur rang appelait à exercer des fonctions dans la monarchie, il n’a cessé de collecter, de mettre en ordre et d’analyser des informations d’ordre historique, juridique et politique. Tout au long de sa carrière, il a continué à accumuler un savoir qui a été l’une de ses forces en politique car il était capable de mettre ce savoir au service de l’action, comme en témoigne le Mémoire sur les formalités composé dans l’urgence en 1712 pour analyser les conditions de la renonciation par Philippe V de ses droits au trône de France. L’étiquette n’a rien d’anecdotique car, en concrétisant les rapports de pouvoir, elle contribue à les construire. Aussi continuera-t-on à consulter le duc et pair bien après qu’il a été écarté de Versailles.
Dans le système de Saint-Simon, le roi est absolu, mais il gouverne par conseil et les pairs sont ses conseillers-nés. Associés à la délibération, ils contribuent aux grandes décisions et leur participation garantit la fidélité de la monarchie à ses principes. La conception d’un roi absolu mais qui se fixe ses propres limites en respectant les équilibres naturels du royaume traverse toute la France moderne ; elle est en particulier défendue par les magistrats du parlement : voilà tout l’objet du débat jamais tranché sur la signification de l’enregistrement des actes royaux. L’originalité de Saint-Simon est, en arguant d’une reconstruction historique, de se placer en amont de la décision. Il ne revendique pas une exclusivité, mais, comme le montre le rôle des pairs lors de la cérémonie du couronnement, une proximité, qui n’oublie jamais la différence de rang. Cependant, il y a entre le bon conseiller et le prince une relation profonde, une forme d’amitié qui renforce le lien institutionnel. Sans être d’ordre privé, puisqu’elle est prise en compte dans les rapports de pouvoir, elle comporte une dimension affective qui affleure dans les Mémoires et qui s’épanche librement dans les Collections sur feu monseigneur le Dauphin. Nul hasard si l’on y trouve l’image la plus précise du conseil : « Avide de toute vérité et facile au conseil, pourvu qu’il le pesât très mûrement avec soi-même et toujours librement, quelque déférence qu’il eût pour autrui. »
PHILITT : On associe évidemment le duc de Saint-Simon à Louis XIV, pourtant le duc d’Orléans, futur régent, est au cœur des Mémoires. Quelle place ce dernier occupe-t-il au sein de l’œuvre ?
Christophe Blanquie : Le règne de Louis XIV et la Régence occupent une part à peu près équivalente des Mémoires, mais ce découpage chronologique revient à nier le jeu politique dans la France moderne et à limiter la portée des vues de Saint-Simon. Quelque absolu qu’ait été Louis XIV, il a dû composer avec des pouvoirs et des factions. Le duc d’Orléans n’est d’ailleurs pas resté inerte jusqu’en 1715. Lorsque Saint-Simon quitte l’armée, Louis XIV est vieux et les triomphes initiaux de son règne sont loin. S’ouvrent des années de misère à l’intérieur du royaume et de défaites à l’extérieur. Beaucoup attendent tout du prochain souverain. Saint-Simon n’est pas de ceux-là jusqu’à la mort du Grand Dauphin. Mais en 1711, à la disparition du fils de Louis XIV, l’avenir est incarné par le duc de Bourgogne, son petit-fils. Celui-ci connaît les projets de gouvernement de Saint-Simon, qu’il admet dans sa confidence. Si les Mémoires ont un héros, c’est ce prince avec lequel le duc et pair prépare les temps nouveaux. Auprès de lui, Saint-Simon s’initie à la fonction de conseiller du prince, qui est tout à fait conforme à sa vision de la pairie dans la monarchie française.
La disparition brutale du duc de Bourgogne (1711 est l’année des quatre dauphins) oblige Saint-Simon à se tourner vers d’autres princes. Le duc d’Orléans, qu’il avait persuadé de se rapprocher du duc de Bourgogne, acquiert une importance nouvelle, encore accrue par la disparition du duc de Berry en 1714. Saint-Simon reporte sur lui ses ambitions mais jamais, malgré tous ses dons, ce prince ne lui inspire le respect qu’il avait voué au duc de Bourgogne. Le mémorialiste était assez proche du duc d’Orléans pour le convaincre début 1710 de renvoyer sa maîtresse ; de même l’une de ses premières grandes manœuvres politiques a été la négociation du mariage de la fille de ce prince avec le duc de Berry. Ainsi, leur relation politique est seconde : Saint-Simon sait d’emblée que le duc d’Orléans ne réalisera pas ses vues comme l’aurait fait le duc de Bourgogne, mais il n’a pas de meilleure carte dans son jeu. Quant au duc d’Orléans, il trouve en Saint-Simon, outre une caution morale, un accès au groupe qui gravitait autour de ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a caractérisé, dans son analyse du jeu politique à la cour de Louis XIV, comme la faction des ministres.
PHILITT : Quel fut le rôle politique de Saint-Simon sous la Régence et son implication dans la polysynodie, le système politique mis en place sous la Régence ?
Christophe Blanquie : Saint-Simon se prépare depuis longtemps à jouer un rôle politique ; il a eu la confiance de ministres tels que le chancelier de Pontchartrain ou le duc de Beauvillier, qui est véritablement son mentor. Sa proximité avec le duc de Bourgogne, les conseils qu’il a donnés au duc de Berry montrent que dès la fin du règne de Louis XIV, il dispose d’un poids politique non négligeable. Ses vues sont bien connues : en politique internationale, il défend l’alliance espagnole contre l’alliance anglaise, et son gallicanisme le met en garde contre toute immixtion de Rome dans les affaires intérieures. Il rejoint d’ailleurs le monde parlementaire pour désapprouver la politique religieuse de Louis XIV.
Sur le plan intérieur, il entend solder les conséquences du règne de Louis XIV. Dans son esprit, la polysynodie était le moyen de mettre fin à l’omnipotence des secrétaires d’État, d’institutionnaliser le conseil et la place respective des ordres dans le gouvernement tout en assurant que le souverain puisse se consacrer aux affaires véritablement importantes. Elle prenait son sens dans l’ensemble des projets de gouvernement : l’association des grands au pouvoir nécessitait que le duc du Maine soit dépouillé des grandeurs dont sa bâtardise le rendait indigne aux yeux de Saint-Simon. Or les conseils deviennent pour le duc d’Orléans un moyen de s’assurer la régence et leur composition l’occasion de se concilier des opposants. Comme tout au long de la Régence, Saint-Simon s’efforce d’accompagner la manœuvre sans sacrifier ce qu’il juge essentiel. Le Régent et lui vont très vite organiser les compromis nécessaires, de manière à ce que leurs différends ne leur nuisent pas. Car, fait remarquable, le promoteur de la polysynodie, continue de jouer le rôle de conseiller du prince : ils ont des séances de travail avant le Conseil de régence, où ils étudient les affaires publiques. Ces séances perdurent malgré la faveur croissante de Dubois, qui devient premier ministre en 1722. Dans cette association, chacun joue sa partie. Il arrive même que le Régent exploite leur amitié, comme lorsqu’il le consulte à l’Opéra pour bien montrer que les vues de Saint-Simon sont sur le point de l’emporter. De cette mise en scène, qui réussit pleinement, faut-il retenir l’habileté du Régent ou la consistance politique de Saint-Simon ?
PHILITT : Par sa défense de la monarchie traditionnelle et son combat incessant contre l’égalisation des conditions, Saint-Simon vous apparaît-il comme un écrivain visionnaire ayant pressenti le bouleversement de 1789 et un précurseur de la pensée contre-révolutionnaire ?
Christophe Blanquie : La monarchie traditionnelle ? L’égalisation des conditions ? Un Saint-Simon est trop érudit pour avoir une vision fixiste de la monarchie. Il sait trop que sa pairie ne remonte qu’à son père – un cadet, qui plus est – et que le duc de La Rochefoucauld revendique une (légère) ancienneté sur lui. Ses réflexions sur la pairie ont véritablement une double dimension juridique et sociologique. Son ambassade en Espagne se double d’une enquête sur les grandesses espagnoles, dont l’énumération étonne bien des lecteurs. Une société d’ordre se nourrissant de changement, tout le travail du politique, et Saint-Simon en est un, consiste à conduire un changement qui soit une réformation, c’est-à-dire à apporter aux défis du moment des solutions conformes à ce qu’il perçoit comme l’essence des institutions et au rôle qu’il espère y jouer. Certains de ses projets visent même à corriger des défauts du système antérieur, par exemple dans la structure de l’église gallicane. Sensible à des injustices, ouvert à des pensées novatrices – il rencontrera Montesquieu –, il se pense comme un homme de gouvernement : opposé aux innovations fiscales de Louis XIV, il approuve l’expérimentation d’une fiscalité directe plus juste et plus efficace.
Il faut la douleur de la disparition brutale du duc de Bourgogne, le roi de ses rêves, pour qu’il trouve les accents prophétiques de la Lettre anonyme au Roi. « Considérez en quels abîmes vos ministres vous ont précipité par les guerres, par les impôts et les étranges sortes d’impôts, par la fureur générale cimentée du dehors, par l’anéantissement universel consommé du dedans… » Il annonce la fin du royaume si le souverain continue de gouverner contre les principes divins et pour son seul plaisir. Puis, sans tarder, il élabore des projets de rétablissement du royaume. Car, en dépit de cette déploration menaçante, Saint-Simon n’a pas vécu la Fronde ; il n’a pas non plus connu la Grande Rébellion anglaise et la décapitation de Charles Ier ; Jacques II, lui, a perdu son trône au profit de sa fille… Le mémorialiste ne développe jamais une perspective apocalyptique, il réfléchit à l’action qu’il s’est efforcé de conduire pour en méditer les leçons.
PHILITT : Dans la conclusion de ses Mémoires, Saint-Simon évoque ses « négligences de style ». Un style pourtant admiré par les plus grands. Stendhal, Balzac et Proust ont évoqué tous trois le choc qu’ils ont ressenti à la lecture des Mémoires. Que pouvez-vous nous dire sur le style si particulier du mémorialiste ?
Christophe Blanquie : Les Mémoires sont aussi une œuvre littéraire. Il faut se défaire de l’image du vieux duc compensant son échec par l’écriture et rejouant sa partie dans une sorte de transe. Leur rédaction s’est étalée sur des décennies (il en soumet un passage à Rancé dès 1698), ils ont été pris et repris, relus, mis au propre entre 1740 et 1750 et encore corrigés. La composition en a été réfléchie – on y repère de nombreuses pierres d’attente, la chronologie y est parfois sacrifiée à la clarté du récit et celui-ci est délibérément interrompu par de longs développements informatifs, par exemple à propos des Grands d’Espagne. L’écriture n’en est nullement négligée. En revanche, elle ne respecte pas les canons stylistiques du genre des mémoires et encore moins ceux de l’Histoire. L’auteur s’engage totalement dans son témoignage, il y investit toutes les facettes de sa personnalité, toute la richesse de ses connaissances, d’où de sidérantes variations de style, de fascinants changements de registres, avec la mobilisation de champs inattendus et la surprise de mots archaïques.
Il en résulte des effets de contraste significatifs, ainsi lorsqu’il parle de l’espace de son appartement versaillais, dans lequel il travaille, comme de sa « boutique » – il est un artisan de la politique ! Il y situe d’ailleurs une scène extraordinaire, un tête-à-tête avec le P. Le Tellier, le dernier confesseur de Louis XIV. Ce « bec à bec » est fameux, non seulement en raison de cette trouvaille linguistique, mais encore parce qu’on y voit avec précision le profil des adversaires se dessiner à la lumière des bougies. Servie par un sens rare de la formule, cette puissance d’évocation assure l’efficacité de son écriture : difficile, après l’avoir lu, d’oublier les petitesses du grand règne et, plus encore, de ne pas sentir, au déclin de Louis XIV, le blocage du système politique. Difficile également, après avoir entendu certaines confidences, de ne pas être sensible à la dimension humaine des personnages.
PHILITT : En rédigeant ses Mémoires, le duc a-t-il voulu faire œuvre d’histoire ? On sait combien Saint-Simon a pu avoir des commentaires féroces sur certains de ses ennemis à la cour. Comment l’historien travaille-t-il avec cette source provenant d’un homme qui ne prétend pas à l’objectivité et qui ne « se pique pas d’impartialité » ?
Christophe Blanquie : Chéruel, l’un de ses premiers vrais éditeurs, s’était interrogé en 1865 sur la fiabilité de son témoignage dans un essai : Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV. Comme si l’historien ne devait pas critiquer toutes ses sources… Quel texte politique se pique-t-il d’impartialité ? Le Journal de Dangeau est certes plus objectif, est-il plus riche pour autant ? Saint-Simon prétend atteindre une vérité plus profonde. La caricature l’y aide, il s’en explique nettement dans le prologue des Mémoires, « savoir s’il est permis d’écrire et de lire l’histoire, singulièrement l’histoire de son temps » : l’honnêteté commande de dénoncer les méchants ! Retenons plutôt de ces pages initiales l’engagement très fort de « repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu’on a vu, manié, ou su d’original ». Leur rédacteur destine à la postérité une méditation sur ses efforts, sur ses ambitions, sur leur vanité. Il adresse un adieu passionné au monde, à un monde où il a longtemps espéré jouer de nouveau un rôle et qu’il aime encore. « Je ne puis vous en parler de ce temps révolu, nous dit-il, que parce que, pour vous, ce passé est mort. » Si ce n’est pas une leçon d’histoire… Voilà l’une des plus belles sources narratives à la disposition des historiens. Bien peu, pourtant, travaillent véritablement avec. Entrer dans une telle œuvre demande du temps, ne pas en rester prisonnier exige un surcroît d’érudition. La polysynodie, si importante dans ses projets de gouvernement, ne s’explique que par la critique du fonctionnement du conseil sous Louis XIV, fonctionnement sur lequel il est l’un de nos principaux informateurs. La véritable difficulté réside moins dans le rôle exact qu’il s’attribue que dans l’extraordinaire cohérence de son témoignage.
Comme le politique, l’écrivain est « d’une suite enragée », pour reprendre la formule du duc d’Orléans – Norbert Elias n’a-t-il pas écrit la Société de cour à partir de morceaux choisis des Mémoires ? Aussi rend-il perceptible une façon de vivre à l’ombre d’un roi. La charge de Louis XIV lui inspire un zèle dévotieux, mais tout le respect qu’il a pour sa personne ne l’empêche pas de condamner son action et de préparer un avenir bien différent. Pour l’historien, travailler avec ces Mémoires suppose de rendre quelque réalité au personnage historique qui en est l’auteur, puis d’accepter son œuvre sans nier sa qualité littéraire. Dès lors, il devient impossible d’en faire le héraut d’une grandeur passée. Son message est d’une autre nature. Qu’on ne compte pas sur le mémorialiste pour raviver des nostalgies ! Après tout, la cruauté de la description de Louis XIV faisant les honneurs de ses jardins à Samuel Bernard pour obtenir un prêt du riche financier – Saint-Simon parle de « prostitution » –, rend bien banales les polémiques sur les animations destinées aux visiteurs contemporains de Versailles.