Dans la Pesanteur et la Grâce, Simone Weil dévoile son lent cheminement vers Dieu, et donc vers la vérité. Pour parvenir à ses fins, elle n’a de cesse de se dépouiller de tout – jusqu’au moindre mot superflu dans ses aphorismes. De l’abandon de tout à la difficile appréhension du vide, l’homme est-il vraiment capable d’accéder à la vérité ?
En juin 1941, Simone Weil s’installe provisoirement chez Gustave Thibon, philosophe catholique français, qui a finalement consenti à l’accepter quelques temps comme travailleuse dans sa ferme. La dernière fois qu’elle voit son hôte, en 1942, elle lui remet un bien précieux souvenir : onze cahiers écrits de sa main. Si jamais Gustave Thibon n’entend plus parler d’elle dans les trois ou quatre années à venir, il aura la liberté d’utiliser ces textes comme il le souhaite. C’est ainsi qu’est née cinq années plus tard la Pesanteur et la Grâce.
Le caractère posthume de cette publication pourrait a priori nous gêner par certains aspects – choix et ordre des aphorismes laissés aux soins de Thibon –, en fait il n’en est rien. L’interprétation de l’œuvre de Simone Weil ne laisse ici que peu de doutes. Et ce, quelle que soit la place des aphorismes dans le recueil. Il s’agit là de la marque d’une pensée simple et cohérente, compréhensible sans contexte, ni notes explicatives de l’auteur. C’est le signe d’une réflexion atemporelle, et même, éternelle.
Ces courtes réflexions font état, en toute humilité, de l’avancée de Simone Weil dans sa quête de la vérité. À leur lecture, on découvre que cette recherche de la vérité passe par un cheminement exclusivement personnel, propre à chacun. La philosophe nous déblaye cependant déjà une partie de la route, en nous livrant, à grands traits, les indications pour trouver le vrai et le bien.
« Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien »
La première étape que propose Simone Weil se résume en peu de mots : le détachement de tout. Absolument tout. Il faut d’abord renoncer à toute forme de biens matériels. Ceux-ci doivent être abandonnés en raison de leur superficialité et de leur contingence, mais surtout du fait de la dangerosité du lien qui les relie aux biens spirituels. Elle explique en effet qu’il faut « les concevoir et les sentir comme conditions de biens spirituels (exemple : la faim, la fatigue, l’humiliation obscurcissent l’intelligence et gênent la méditation) et néanmoins y renoncer ». Il est intéressant de constater que, chez Simone Weil, la radicalité de ses idées va jusqu’à mettre en danger l’existence même de sa pensée. C’est parce qu’elle sait que les biens matériels – qui englobent pour elle les besoins élémentaires humains tels que l’alimentation ou le sommeil – peuvent porter atteinte à ses facultés spirituelles qu’elle décide d’y renoncer.
Cela fait partie de son projet global de renoncer à tout ce qui existe. Tout y passe : le temps, qui nous pervertit en nous laissant une possibilité d’imagination et donc un échappatoire à notre malheur, mais aussi l’objectivation du désir, ou encore le « je ». À propos de ce tout dernier point, elle affirme sans détour qu’ « il n’y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je ». Il s’agit bien ici d’un suicide philosophique, conçu comme condition pour accéder à la vérité. L’étape suprême, après même la destruction du « je », consistera à renoncer aux autres, à la vie sociale. Elle l’énonce ainsi : « Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous. » D’une difficulté suprême – justement parce que l’amour d’autrui ou l’attachement aux autres semble être une forme de renoncement de soi – cette étape est pourtant indispensable. Simone Weil écrit en effet que « la société est la caverne, la sortie est la solitude ». La lumière de l’homme se trouve en dehors de la société. Il faut donc parvenir à s’en extraire pour pouvoir en jouir.
Ce détachement radical de l’existence n’a qu’un but : atteindre le malheur, la solitude, la misère. Autrement dit, le vide. Le vide s’avère être un concept fondamental dans l’œuvre de Simone Weil, car il est le seul état humain qui permette l’accès à la vérité. Le vide est ce qui permet à Dieu d’aimer l’homme.
« Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien. À mesure que je deviens rien, Dieu s’aime à travers moi. »
Dieu, la Vérité et le Bien
Une fois le vide installé, il ne reste plus qu’à attendre Dieu. Ce vide laisse toute la place nécessaire à Dieu pour nous aimer, justement parce que le champ est complètement libre et que la moindre parcelle de notre corps et de notre esprit est tournée vers lui. Or si Dieu parvient à nous aimer, il faut en déduire que nous devons nous aimer également : « Ce n’est pas parce que Dieu nous aime que nous devons l’aimer. C’est parce que Dieu nous aime que nous devons nous aimer. Comment s’aimer soi-même sans ce motif ? »
Si l’amour de soi qui résulte de l’amour de Dieu pourrait paraître, à première vue, étrange compte tenu du premier mouvement de destruction du « je », il faut bien garder à l’esprit que cet amour de soi ne peut intervenir que par le biais de Dieu. C’est comme créature aimée par Dieu que nous pouvons nous aimer. Et pour pouvoir être digne de cet amour, il est nécessaire d’être purifié de tout, jusqu’à perdre la seule trace apparente de son existence, le « je ».
Reste à savoir comment déceler cet amour de Dieu. Comment reconnaître Dieu ? La philosophe explique tout simplement que « le monde en tant que tout à fait vide de Dieu est Dieu lui-même ». Cela confirme encore une fois que le vide est effectivement nécessaire à la manifestation divine. C’est dans l’absence de tout, et donc de lui-même aussi, que Dieu apparaît.
Quid de la vérité dans tout cela ? Pour le comprendre, il faut bien saisir ce que Simone Weil entend par « Dieu ». Plus qu’un Dieu chrétien, c’est un symbole de la transcendance. C’est l’image suprême de ce qui peut transcender l’homme. Ce Dieu semble finalement faire référence à la vérité et au bien absolu, comme seules idées capables de transcender l’homme. « Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison » écrit-elle dans l’un de ses derniers aphorismes. La recherche du vrai et du bien serait capable de procurer à l’homme cette « plénitude » qu’elle évoque, justement parce que cette quête ne peut procurer de réelle « raison de vivre et de travailler ». La recherche de la vérité et du bien passe par le cheminement intérieur décrit en premier lieu, pour arriver au vide et par-là à Dieu et à l’amour de soi. Telle est la seule « plénitude ».
« La grâce seule le peut »
À quoi pourrait donc ressembler une vie menée par cette quête de la transcendance, cette recherche de Dieu ? Elle induit, déjà, la solitude. L’attachement aux autres nous détourne inévitablement du bien absolu car « c’est le social qui jette sur le relatif la couleur de l’absolu ». Or il n’y a rien de pire que de confondre bien relatif et bien absolu, puisqu’entre les deux il n’y a pas une différence de degré, mais bien de nature. L’un, le premier, est le contraire du mal, l’autre ne peut se concevoir que par lui-même, il est absolu. Il faut absolument chercher la solitude pour pouvoir prendre conscience de ce bien absolu. Autrement dit, nous revenons à ce que nous évoquions plus haut : la sortie de la caverne passe par la solitude.
La quête de la vérité est également faite de limite – surtout parce que l’infini renvoie au plaisir, or tout plaisir est à bannir de sa vie. Ainsi, elle prône une vie mesurée et limitée en ces termes : « […] Un, le plus petit des nombres. “Le un qui est l’unique sage”. C’est lui l’infini. Un nombre qui croît pense qu’il s’approche de l’infini. Il s’en éloigne. Il faut s’abaisser pour s’élever. Si 1 est Dieu, ∞ est le Diable. » Se limiter, c’est prendre conscience de la finitude des choses et par-là, de nous-mêmes. Cela nous aide également à concevoir la mort plus sereinement puisque, par certains aspects, nous sommes à l’origine de notre mort. La limite, c’est le contrôle de tout.
Finalement, c’est au plus simple qu’il faut réduire sa vie. D’une façon extrême – jusqu’au vide. Et c’est bien là toute la difficulté. Il faut accéder au vide, et cependant le supporter, s’y engouffrer. « Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c’est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature : la grâce seule le peut. »