Spécialiste de la Première Guerre mondiale et de l’entre-deux-guerres, Jean-Yves Le Naour est docteur en histoire et directeur de la collection L’histoire comme un roman chez Larousse. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la Grande Guerre, dont 1916 : l’enfer et 1917 : la paix impossible. Il vient de scénariser récemment une bande dessinée intitulée : Verdun, avant l’orage.
PHILITT : Quels sont les objectifs allemands et la situation des lignes françaises à Verdun le 21 février 1916 au début de la plus grande bataille de la Grande Guerre ?
Jean-Yves Le Naour : Le front de Verdun forme un saillant qui pénètre en pointe dans les lignes allemandes, mais la décision d’attaquer ce secteur fortifié prise par le général Falkenhayn, chef des armées du Reich, reste un mystère. Certes, il a plus tard présenté un texte, soi-disant rédigé à la Noël 1915, où il affirmait que son dessein était de saigner l’armée française en la forçant à se battre pour sauver une position symbolique. Mais cet argument n’apparaît en réalité que lorsque l’offensive sur Verdun échoue et jamais personne n’a pu retrouver la trace du document cité par Falkenhayn dans les archives. La question reste donc posée : pourquoi attaquer à Verdun, au point le plus fort du dispositif français et à 300 km de Paris alors que le front de Champagne n’en est éloigné que de 120 km ? Les différentes hypothèses présentées depuis 1916 sont peu convaincantes et il est légitime de penser que les Allemands, qui ne visaient pas la percée étant donné le petit nombre de divisions rassemblées, cherchaient à assommer moralement les Français. Au fond, la chute de Verdun en février 1916, n’aurait eu aucune conséquence militaire, les lignes françaises se seraient reportées derrière la Meuse et voilà tout. Sur le plan politique, en revanche, cela aurait été le signal d’un tremblement de terre : le gouvernement aurait peut-être été renversé et le général Joffre avec lui. Créer une crise gouvernementale et du commandement chez l’ennemi est une réussite.
Quelle est la stratégie française pour résister à la pression allemande durant les 300 jours que va durer cette bataille ?
Disons-le franchement, Verdun n’est pas une bataille où s’illustre le génie stratégique, c’est même tout le contraire : les Allemands bombardent et attaquent et les Français alimentent la bataille, bombardent et contre-attaquent. Toute la difficulté est de ravitailler sans discontinuer ce grand moloch de la rive droite de la Meuse avec la faiblesse des moyens de communications, un chemin de fer à voie étroite et une seule route, la fameuse « voie sacrée ». Il s’agit d’encaisser et de tenir tout d’abord, car Joffre mégote les moyens pour repousser l’ennemi étant donné qu’il prépare la bataille franco-britannique de la Somme qui doit être décisive et permettre de gagner la guerre. La Somme, on le sait, ne permettra pas de l’emporter, mais le retrait de nombre d’unités allemandes du secteur de Verdun, facilitera la tâche du général Nivelle et de son second, Mangin, pour reprendre, d’octobre à décembre, tout le terrain perdu. Le malheur a voulu que Nivelle, infatué par ses succès, se croie l’inventeur d’une méthode infaillible pour repousser l’adversaire. Nommé général en chef en décembre, on verra à quel point il s’illusionnait sur le Chemin des dames en 1917.
Le rôle du futur maréchal Pétain est-il réellement décisif dans la victoire comme la légende de cette guerre l’a ensuite laissé entendre ?
Ici, nous touchons à un mythe qui est profondément ancré dans l’esprit des Français. Cette affirmation qui veut que Pétain ait été le vainqueur de Verdun a tellement été répétée et martelée qu’elle est reçue aujourd’hui comme une vérité. En réalité, c’est grandement exagéré. Sur le plan chronologique, rappelons que Pétain est chargé de la défense de la rive gauche de la Meuse dans la matinée du 24 février – c’est-à-dire que Joffre a déjà acté la chute de Verdun. Sur place, la situation est tellement difficile, que le général en charge du combat a renoncé à faire passer les renforts qui viennent d’arriver, le XXe corps d’armée, sur la rive gauche afin qu’ils ne se retrouvent pas piégés si les Allemands bombardent les ponts sur la Meuse. Celui qui porte la responsabilité d’avoir donné les ordres qui arrêtent les Allemands, c’est un oublié : le général Castelnau. Parti dans la nuit du 24 février du grand quartier général, il arrive à Verdun au petit matin du 25 et ordonne de faire passer le XXe corps sur la rive gauche. L’arrivée de ces renforts bloque l’avance ennemie. Pétain, lui, est parvenu à Verdun dans la soirée du 25, alors que les ordres étaient déjà donnés. De plus, il n’a pas son état-major avec lui, bloqué par la neige sur les routes de Seine-et-Marne. Enfin, il a contracté une bronchite ou une pneumonie selon les sources et il est obligé de garder le lit. Ce n’est pas lui qui a redressé une situation qui paraissait perdue mais Castelnau. Enfin, Pétain est promu à la tête du Groupe des armées du Centre le 1er mai et son commandement à Verdun passe au général Nivelle qui va reprendre le terrain concédé aux Allemands. C’est lui qui, en décembre, est perçu comme le vrai vainqueur de Verdun ! Et c’est pour cela qu’il est nommé général en chef à la place de Joffre. Si cela est oublié aujourd’hui, c’est que Nivelle s’est discrédité en avril 1917 avec l’échec du Chemin des Dames. Disgracié, remplacé par Pétain, ce dernier n’a eu aucun mal à lui reprendre les lauriers de vainqueur de Verdun. Mais pour être juste, les vrais vainqueurs, ce ne sont pas les généraux, ce sont ceux qui se sont sacrifiés pour arrêter la ruée, les poilus dans leurs trous d’obus.
Dans votre livre 1916 : l’enfer, vous évoquez une « bataille politique ». Qu’entendez-vous par là ?
Si la bataille de la Somme, en préparation, est vue comme décisive sur le plan militaire, Verdun, en revanche, est une bataille politique car elle est devenue un enjeu moral, le symbole de l’affrontement franco-allemand. À partir de ce moment là, perdre Verdun, même sans aucune conséquence sur le plan strictement militaire – qu’est-ce qu’une rectification du front à 300 km de Paris ? – déboucherait sur une crise politique aiguë. C’est d’ailleurs déjà le cas, alors que Verdun résiste : en juin, quand la Chambre des députés se réunit en comité secret, c’est-à-dire à huis clos, sans public, le commandement et le gouvernement passent un sale quart d’heure !
Quel regard portez-vous sur les commémorations du centenaire de Verdun ? Comment la mémoire de cette guerre a-t-elle évolué depuis ces dernières années ?
La bataille de Verdun a ceci de particulier qu’elle a résumé la guerre, qu’elle en est devenue le symbole. La résistance héroïque des hommes a également été élevée en mythe et le sacrifice vanté par tous les nationalistes. Donc dans un premier temps, Verdun, terre sacrée et symbole de la résistance acharnée des Poilus, s’est parée d’une connotation conservatrice. La terre de Verdun que certaines mairies exhibaient dans une urne placée à côté du buste de Marianne en disait long sur l’interprétation barrésienne de la guerre et de la nation. Puis, les anciens combattants allemands ont été invités à participer aux cérémonies, dès les années trente. En septembre 1984, c’est devant ce grand charnier que François Mitterrand et Helmut Kohl se tiennent la main, avec un geste fort et spontané qui donne un sens poignant à la réconciliation franco-allemande. Dès lors Verdun perd sa signification nationaliste et cette bataille qui compte 300 000 morts devient le symbole d’un conflit absurde, d’une lutte atroce sans vainqueur ni vaincu où tout le monde est victime au fond. Le fait que Verdun se dote d’un centre mondial pour la paix, en 1994, n’est pas anodin non plus. Le nom qui faisait frémir est aujourd’hui terre d’amitié et de réconciliation. Un renversement de l’histoire qui illustre en même temps l’évolution de nos représentations sur la Première Guerre mondiale.